[BEST-OF] Comment ne pas être esclave de la société? avec Alexandre Lacroix

VLAN! Podcast
VLAN! Podcast
[BEST-OF] Comment ne pas être esclave de la société? avec Alexandre Lacroix
Loading
/

GRÉGORY : On va parler du système dans lequel on est et du changement de système, et ce que j’aime beaucoup dans votre livre, c’est que vous commencez par l’expression d’une personne “normale”, c’est-à-dire qui doit faire face aux injonctions sur l’écologie, mais qui doit aussi faire face à la réalité de la vie, c’est-à-dire la réalité économique de la vie. De manière très concrète, comment un philosophe aborde cette question ? Ça m’intéresse de voir comment la philosophie, moi je crois beaucoup au rôle de la philosophie dans la réinvention de la société, comment un philosophe peut aborder cette question et pourquoi vous l’avez abordé dans le bouquin ?

ALEXANDRE : Alors, souvent, la pensée critique, la philosophie quand elle est critique de l’état du système de production, de consommation de la société, la sociologie de même, quand elle est critique et engagée, formule donc des diagnostics assez virulents sur l’état du monde actuel et ces diagnostics ne laissent entrevoir des solutions qu’extrêmement radicale. C’est-à-dire que j’ai un souvenir comme ça qui est assez drôle. Je ne dirai pas qui, mais j’ai interviewé longuement puisque je m’occupe de Philosophie Magazine, un intellectuel spécialiste du rôle des écrans et de l’aliénation aux écrans, qui fait une description à la fois sociologique et philosophique absolument parfaite du pouvoir que les écrans ont pris sur nous et sur nos existences. Et à la fin de cette analyse brillante, il me dit : moi, j’ai la solution. Alors je serai très curieux de la connaître, il met dit : Ben oui, il suffit de renverser le capitalisme. Alors ça, je dirais que c’est le point de vue qui n’est pas le mien. C’est-à-dire que je trouve que là, on se paye de mots, on se moque un peu du monde, a laissé entrevoir, en fait, qu’un changement de système radical est imminent, voire même facile à opérer. Il y a un vrai danger dans cette posture parce qu’en fait, on voit que le philosophe ou le sociologue peut se mettre en position de critiquer très radicalement la société actuelle, sans rien proposer d’autre que disons, des pistes qui ne pourraient avoir d’efficience ou d’effectivité que s’il était écouté par un éventuel gouvernement mondial. Parce que renverser le capitalisme, on sait très bien que si on le fait dans un seul pays, on va avoir un petit problème, c’est que les autres ne vont pas suivre, on va se retrouver isolé et ça va être complexe, donc il faudrait un gouvernement mondial. En fait, on voit bien que c’est à l’échelle planétaire qu’il faudrait appliquer ces idées. Moi, j’ai voulu proposer une piste complètement différente. C’est de dire, mais qu’est-ce qu’on peut faire pour donner une substance, une consistance éthique, politique à son existence, quand, par ailleurs, on a besoin de vivre, c’est-à-dire d’exercer un métier, d’avoir un pied dans le système de production tel qu’il est, qu’est-ce qu’on raconte à la jeunesse ? C’est un peu la même question qu’est-ce qu’on dit à ses enfants ? On leur dit Attendez, la révolution, c’est pour bientôt, il va y avoir un autre modèle qui sera plus juste, plus éthique que le nôtre. Mettez-vous pour l’instant sur le côté, puis vous verrez dans 20 ans. En fait, moi, j’ai eu envie de proposer quelque chose que chacun puisse développer, appliquer dans son existence, à son niveau et sans être dans un acte de sacrifice, de renoncement radical qui consisterait, par exemple, à aller élever des chèvres dans le Larzac.

GRÉGORY : C’est marrant, je rigole parce qu’en fait, dans mon propre bouquin, je dis ça, je dis moi que je n’ai aucune compétence à élever des chèvres. Et puis surtout, je n’ai pas du tout prévu de faire ça, ce ne sont pas mes compétences, je n’ai pas prévu d’aller vivre à la campagne. Tout le monde ne peut pas faire ça, ça n’a aucun sens, ce n’est même pas réaliste. Par contre, à son niveau individuel, déconstruire, moi, j’utilise ce terme-là, je ne sais pas si ça résonne chez vous, mais déconstruire des idées reçues et en particulier des idées qui sont liées au modernisme. Et j’aimerais bien qu’on parle du modernisme. Et bien ça, par contre, ça permet peut-être, je crois que c’est votre théorie aussi, finalement, c’est ce que moi, en tout cas, moi, c’est ce que je retiens dans Bouquin, mais c’est peut-être mon prisme qui fait que je le vois de cette manière-là, déconstruire pour pouvoir mieux vivre finalement, le changement qui est en train d’avoir lieu et qui a lieu depuis un petit moment, finalement, non ?

ALEXANDRE : Alors, le livre, il est vraiment composé en deux temps. Il y a une phase de description de la modernité dans laquelle nous vivons. Ça je vais y venir, ça je propose une analyse. J’ai l’impression qu’un certain nombre de concepts un peu classiques de la philosophie politique sont à revoir et je vais y revenir. Et ensuite je propose une méthode à appliquer, enfin applicable par chacun dans son existence, en gros pour ne pas perdre son âme à l’ère de la technique. C’est ça l’idée. Alors, dans la description de la modernité que je propose, la réflexion sur la technologie joue un rôle assez important. Je propose de diviser la modernité occidentale en deux phases. Une première phase qui commence au 17e siècle, une date un peu pédagogique à retenir. Ça pourrait être l’apparition du discours de la méthode 1637, le cartésianisme, donc première phase de la modernité qui a duré jusqu’en 1989, qui à mon avis est un peu l’année de cassure. C’est un peu pédagogique. Mais revenons au milieu du 17ᵉ et puis un changement important survenu il y a trente ans. Alors, la première modernité, c’est une modernité dont le mot d’ordre est diviser pour régner. C’est-à-dire qu’elle se construit, ce que Descartes propose à ses contemporains et qui va être appliqué à grande échelle. C’est toute une série d’oppositions structurantes qui permettent l’action, qui permettent la maîtrise. Et ces oppositions sont d’abord : l’opposition entre moi et les autres. Le cogito cartésien, ce sujet qui dit je pense, donc je suis, après avoir fait une table rase et oublié tous les enseignements et toutes les conversations qu’il a eues. C’est quelqu’un qui oppose son intériorité, son moi, sa conscience aux autres, au reste de la société. Il n’y a évidemment pas que cette opposition. Il y a l’opposition entre l’âme et le corps, entre la nature et la culture, qui va fonder un programme d’exploitation très intensif de la nature. Et puis, par la suite, dans cette modernité que j’appelle séparative, va se mettre en place d’autres découpages, d’autres oppositions, comme par exemple la division du travail, quand paraît l’enquête sur la richesse des nations d’Adam Smith et le coup d’envoi de l’économie politique classique. En fait, au tout début, il donne un exemple qui est celui de la manufacture d’épingles pour exposer assez longuement son idée de la division du travail et donc la division du travail, à la fois en économie, pour la révolution industrielle, est fondatrice, on sépare les tâches, on les spécialise. Division du travail, séparation de la sphère privée et de la sphère publique, séparation du temps de travail et du temps de loisir à travers le salariat, pointage en usine qui délimite de manière très claire le temps de travail. En fait, on a toute une série d’oppositions structurantes qui se mettent en place. Et si vous êtes nés avant 1989, ce qu’on vous a enseigné à l’école comme repères politiques sociaux, ce sont ces oppositions. Or, en 1989, je dirais que c’est une cassure à deux niveaux. D’abord, évidemment, c’est l’effondrement du mur de Berlin et donc la réunification. Le monde était séparé en deux blocs, l’un communiste, l’autre capitaliste, tout d’un coup non. Il y a une globalisation qui va s’accélérer avec des flux de marchandises, d’informations, de personnes qui s’intensifient énormément. Mais il y a aussi un autre changement qui survient et qui est important, c’est qu’un ingénieur informaticien britannique qui s’appelle Tim Berners-Lee, qui travaille à cette époque pour le CERN à Genève, invente le Web. Et donc, c’est le point de départ de la révolution technologique, de la révolution numérique qui va affecter l’ensemble de nos manières de vivre et d’agir. Alors, ce qu’on peut dire en préambule, c’est qu’on a basculé là et que toutes les oppositions que j’ai listées rapidement tout à l’heure, ont été mises en crise par l’ère de la connexion.

La suite à écouter sur Vlan !

Description de l’épisode

Comme chaque été, je fais une sélection des meilleurs épisodes de la saison pour vous proposer de découvrir ou de redécouvrir des épisodes exceptionnels.
Alexandre Lacroix est écrivain, philosophe. Il dirige la rédaction de Philosophie Magazine mais il enseigne également l’écriture créative à Science Po.
Le titre de l’épisode est précisément le titre de son dernier essai qui correspond à une question que nous nous posons tous tant elle est d’actualité. J’ai d’ailleurs adoré l’introduction du livre qui nous plonge dans la vie commune d’une personne qui essaie de s’en sortir malgré les injonctions contradictoires qu’il peut recevoir.

Nous sommes de plus en plus nombreux à en rêver: échapper au système, à cette maximisation du profit, partout, tout le temps, qui ravage nos sociétés et la planète. Mais rompre avec le mode de vie dominant exige des sacrifices que peu d’entre nous sont prêts à consentir. Entre la pleine adhésion et la fuite, un chemin existe-t-il ?
Avec Alexandre nous parlons des solutions que l’on entends trop souvent mais qui sont loin de notre portée – alors à notre niveau individuel comment faire?
Nous plongeons avec Alexandre dans une lecture sans fard de notre société, en montrant comment nous sommes passés dans une société des écrans, mais aussi productive/consommatrice.
La fin des oppositions dans laquelle nous avons grandit pour aller vers un autre modèle de société.
Car une fois de plus, c’est évidemment la seule voie possible.
Nous parlons d’ailleurs ensemble de politique.

J’espère que cette conversation vous ravira!

Vous aimerez aussi ces épisodes

Transcription partielle de l’épisode

VLAN! Podcast
VLAN! Podcast
[BEST-OF] Comment ne pas être esclave de la société? avec Alexandre Lacroix
Loading
/

GRÉGORY : On va parler du système dans lequel on est et du changement de système, et ce que j’aime beaucoup dans votre livre, c’est que vous commencez par l’expression d’une personne “normale”, c’est-à-dire qui doit faire face aux injonctions sur l’écologie, mais qui doit aussi faire face à la réalité de la vie, c’est-à-dire la réalité économique de la vie. De manière très concrète, comment un philosophe aborde cette question ? Ça m’intéresse de voir comment la philosophie, moi je crois beaucoup au rôle de la philosophie dans la réinvention de la société, comment un philosophe peut aborder cette question et pourquoi vous l’avez abordé dans le bouquin ?

ALEXANDRE : Alors, souvent, la pensée critique, la philosophie quand elle est critique de l’état du système de production, de consommation de la société, la sociologie de même, quand elle est critique et engagée, formule donc des diagnostics assez virulents sur l’état du monde actuel et ces diagnostics ne laissent entrevoir des solutions qu’extrêmement radicale. C’est-à-dire que j’ai un souvenir comme ça qui est assez drôle. Je ne dirai pas qui, mais j’ai interviewé longuement puisque je m’occupe de Philosophie Magazine, un intellectuel spécialiste du rôle des écrans et de l’aliénation aux écrans, qui fait une description à la fois sociologique et philosophique absolument parfaite du pouvoir que les écrans ont pris sur nous et sur nos existences. Et à la fin de cette analyse brillante, il me dit : moi, j’ai la solution. Alors je serai très curieux de la connaître, il met dit : Ben oui, il suffit de renverser le capitalisme. Alors ça, je dirais que c’est le point de vue qui n’est pas le mien. C’est-à-dire que je trouve que là, on se paye de mots, on se moque un peu du monde, a laissé entrevoir, en fait, qu’un changement de système radical est imminent, voire même facile à opérer. Il y a un vrai danger dans cette posture parce qu’en fait, on voit que le philosophe ou le sociologue peut se mettre en position de critiquer très radicalement la société actuelle, sans rien proposer d’autre que disons, des pistes qui ne pourraient avoir d’efficience ou d’effectivité que s’il était écouté par un éventuel gouvernement mondial. Parce que renverser le capitalisme, on sait très bien que si on le fait dans un seul pays, on va avoir un petit problème, c’est que les autres ne vont pas suivre, on va se retrouver isolé et ça va être complexe, donc il faudrait un gouvernement mondial. En fait, on voit bien que c’est à l’échelle planétaire qu’il faudrait appliquer ces idées. Moi, j’ai voulu proposer une piste complètement différente. C’est de dire, mais qu’est-ce qu’on peut faire pour donner une substance, une consistance éthique, politique à son existence, quand, par ailleurs, on a besoin de vivre, c’est-à-dire d’exercer un métier, d’avoir un pied dans le système de production tel qu’il est, qu’est-ce qu’on raconte à la jeunesse ? C’est un peu la même question qu’est-ce qu’on dit à ses enfants ? On leur dit Attendez, la révolution, c’est pour bientôt, il va y avoir un autre modèle qui sera plus juste, plus éthique que le nôtre. Mettez-vous pour l’instant sur le côté, puis vous verrez dans 20 ans. En fait, moi, j’ai eu envie de proposer quelque chose que chacun puisse développer, appliquer dans son existence, à son niveau et sans être dans un acte de sacrifice, de renoncement radical qui consisterait, par exemple, à aller élever des chèvres dans le Larzac.

GRÉGORY : C’est marrant, je rigole parce qu’en fait, dans mon propre bouquin, je dis ça, je dis moi que je n’ai aucune compétence à élever des chèvres. Et puis surtout, je n’ai pas du tout prévu de faire ça, ce ne sont pas mes compétences, je n’ai pas prévu d’aller vivre à la campagne. Tout le monde ne peut pas faire ça, ça n’a aucun sens, ce n’est même pas réaliste. Par contre, à son niveau individuel, déconstruire, moi, j’utilise ce terme-là, je ne sais pas si ça résonne chez vous, mais déconstruire des idées reçues et en particulier des idées qui sont liées au modernisme. Et j’aimerais bien qu’on parle du modernisme. Et bien ça, par contre, ça permet peut-être, je crois que c’est votre théorie aussi, finalement, c’est ce que moi, en tout cas, moi, c’est ce que je retiens dans Bouquin, mais c’est peut-être mon prisme qui fait que je le vois de cette manière-là, déconstruire pour pouvoir mieux vivre finalement, le changement qui est en train d’avoir lieu et qui a lieu depuis un petit moment, finalement, non ?

ALEXANDRE : Alors, le livre, il est vraiment composé en deux temps. Il y a une phase de description de la modernité dans laquelle nous vivons. Ça je vais y venir, ça je propose une analyse. J’ai l’impression qu’un certain nombre de concepts un peu classiques de la philosophie politique sont à revoir et je vais y revenir. Et ensuite je propose une méthode à appliquer, enfin applicable par chacun dans son existence, en gros pour ne pas perdre son âme à l’ère de la technique. C’est ça l’idée. Alors, dans la description de la modernité que je propose, la réflexion sur la technologie joue un rôle assez important. Je propose de diviser la modernité occidentale en deux phases. Une première phase qui commence au 17e siècle, une date un peu pédagogique à retenir. Ça pourrait être l’apparition du discours de la méthode 1637, le cartésianisme, donc première phase de la modernité qui a duré jusqu’en 1989, qui à mon avis est un peu l’année de cassure. C’est un peu pédagogique. Mais revenons au milieu du 17ᵉ et puis un changement important survenu il y a trente ans. Alors, la première modernité, c’est une modernité dont le mot d’ordre est diviser pour régner. C’est-à-dire qu’elle se construit, ce que Descartes propose à ses contemporains et qui va être appliqué à grande échelle. C’est toute une série d’oppositions structurantes qui permettent l’action, qui permettent la maîtrise. Et ces oppositions sont d’abord : l’opposition entre moi et les autres. Le cogito cartésien, ce sujet qui dit je pense, donc je suis, après avoir fait une table rase et oublié tous les enseignements et toutes les conversations qu’il a eues. C’est quelqu’un qui oppose son intériorité, son moi, sa conscience aux autres, au reste de la société. Il n’y a évidemment pas que cette opposition. Il y a l’opposition entre l’âme et le corps, entre la nature et la culture, qui va fonder un programme d’exploitation très intensif de la nature. Et puis, par la suite, dans cette modernité que j’appelle séparative, va se mettre en place d’autres découpages, d’autres oppositions, comme par exemple la division du travail, quand paraît l’enquête sur la richesse des nations d’Adam Smith et le coup d’envoi de l’économie politique classique. En fait, au tout début, il donne un exemple qui est celui de la manufacture d’épingles pour exposer assez longuement son idée de la division du travail et donc la division du travail, à la fois en économie, pour la révolution industrielle, est fondatrice, on sépare les tâches, on les spécialise. Division du travail, séparation de la sphère privée et de la sphère publique, séparation du temps de travail et du temps de loisir à travers le salariat, pointage en usine qui délimite de manière très claire le temps de travail. En fait, on a toute une série d’oppositions structurantes qui se mettent en place. Et si vous êtes nés avant 1989, ce qu’on vous a enseigné à l’école comme repères politiques sociaux, ce sont ces oppositions. Or, en 1989, je dirais que c’est une cassure à deux niveaux. D’abord, évidemment, c’est l’effondrement du mur de Berlin et donc la réunification. Le monde était séparé en deux blocs, l’un communiste, l’autre capitaliste, tout d’un coup non. Il y a une globalisation qui va s’accélérer avec des flux de marchandises, d’informations, de personnes qui s’intensifient énormément. Mais il y a aussi un autre changement qui survient et qui est important, c’est qu’un ingénieur informaticien britannique qui s’appelle Tim Berners-Lee, qui travaille à cette époque pour le CERN à Genève, invente le Web. Et donc, c’est le point de départ de la révolution technologique, de la révolution numérique qui va affecter l’ensemble de nos manières de vivre et d’agir. Alors, ce qu’on peut dire en préambule, c’est qu’on a basculé là et que toutes les oppositions que j’ai listées rapidement tout à l’heure, ont été mises en crise par l’ère de la connexion.

La suite à écouter sur Vlan !

Menu