#277 Le pouvoir de la mémoire : vivre avec son passé pour avancer avec Charles Pepin

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#277 Le pouvoir de la mémoire : vivre avec son passé pour avancer avec Charles Pepin
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Charles Pepin est philosophe et c’est un habitué du podcast, nous allons parler du pouvoir de la mémoire.
Pour être sincère je suis très excité à l’idée de vous proposer cet épisode aujourd’hui car je le trouve particulièrement intéressant et parce que je sais qu’il va vous plaire.
Le dernier livre de Charles, Vivre avec son passé, sorti chez Allary est à l’intersection de la neuroscience et de la philosophie et c’est passionnant.
Vous allez apprendre des tonnes de choses dans cet épisode.
Charles Pepin nous emmène dans un voyage à travers les méandres de notre passé, remettant en question notre perception de la réalité, de l’identité et de l’importance de nos souvenirs.

À travers des concepts philosophiques et des découvertes scientifiques, notre invité nous guide vers une réflexion profonde sur notre rapport au passé et sur les possibilités de le transformer. Découvrez comment les neurosciences révèlent que nos souvenirs sont constamment réinventés, que notre passé peut être réécrit et que notre cerveau se remodèle en permanence.

Alors, préparez-vous à plonger dans une discussion stimulante sur la construction de soi et la manière dont nous pouvons utiliser notre passé pour aller de l’avant.

Une partie des questions que l’on aborde :

1. Comment la plasticité neuronale affecte-t-elle notre capacité à changer les aspects problématiques de notre vie ?

2. Quelle est votre opinion sur l’idée que le passé est une reconstruction et non une réalité objective ?

3. Comment les pertes de mémoire peuvent-elles causer des crises identitaires et comment peuvent-elles être résolues ?

4. Pensez-vous que la remémoration du passé peut révéler ce qui compte pour vous et ce qui ne vous convient pas ?

5. Avez-vous déjà expérimenté des méthodes d’intervention dans le passé, comme le reparentage en thérapie des schémas ou l’habituation à des scènes difficiles ?

6. Croyez-vous que les souvenirs du passé puissent être ravivés par des stimuli sensoriels ?

7. Comment définiriez-vous ce qu’est réellement le passé et où se situe la frontière entre ce qui peut être réécrit et ce qui doit être accepté ?

8. Pensez-vous qu’en vous tournant vers les autres, vous pouvez vous retrouver vous-même et évoluer dans la relation avec votre passé ?

9. Comment percevez-vous l’importance de la transmission et quels sont les avantages d’aller vers le passé, l’avenir et les autres ?

10. Pensez-vous que notre perception du présent est influencée par notre passé, et si oui, comment cela peut-il affecter notre bien-être et notre épanouissement personnel ?

Suggestion d’autres épisodes à écouter :

 

Le transcript :

Grégory:

Je sais pas pour vous, mais moi dans mon travail sur moi-même, la mémoire, parfois transgénérationnelle, joue un rôle assez majeur. Et aujourd’hui on va se poser des questions sur cette mémoire, sur son passé. C’est quoi la place du passé Comment fonctionne notre mémoire Comment on peut éventuellement retravailler son passé Est-ce que c’est possible Qu’est-ce que nous apprennent les neurosciences sur ce sujet Qu’est-ce que nous apprend la philosophie Aujourd’hui j’ai l’immense plaisir de recevoir Charles Pépin, que vous connaissez sans doute. C’est, je sais plus, le troisième épisode je crois qu’on fait ensemble. Il a écrit un livre qui s’appelle « Vivre avec son passé, une philosophie pour aller de l’avant ». Et vous allez voir, Charles va encore vous surprendre parce que d’abord il parle beaucoup de neurosciences et on s’attend pas forcément à ça de lui. Et puis aussi, tout simplement parce qu’il amène une vision de l’usage du passé qui est sans doute à l’opposé de la manière dont vous l’envisagez. Je vous laisse écouter l’épisode.

Grégory:

Allez v’là, c’est parti Bonjour à toutes, bonjour à tous. Bonjour Charles.

Charles Pepin:

Bonjour, ça va Ça

Grégory:

va et toi

Charles Pepin:

Très bien.

Grégory:

Bon, on est passé par quelques aventures, j’avais oublié un câble, mais t’as eu la gentillesse de m’attendre, de me prêter ton vélo. Je suis rentré le chercher. Maintenant c’est du passé.

Charles Pepin:

Exactement, c’est du passé dont on se souvient. C’est du passé qui persiste dans le présent.

Grégory:

C’est quoi la place du passé dans nos vies

Charles Pepin:

Alors, la place du passé, on pourrait dire qu’elle est double, mais elle est toujours grandissante. C’est-à-dire qu’elle est d’abord de plus en plus grosse, puisque ça paraît une lapalisade, mais si on veut bien s’y arrêter, c’est plus surprenant que ça. Notre passé ne fait que grossir avec le temps. Chaque seconde de présent s’en va grossir le passé, si bien que Plus nous existons, plus nous avons de passé. Et l’autre existence du passé, c’est que ce passé n’est pas du passé. C’est très rarement du passé. Le passé c’est quelque chose qui persiste dans le présent, sous de multiples formes. Des formes presque grossières, comme le regret, le remords, le trauma assistant, l’inculpabilité, des choses comme ça.

Charles Pepin:

Mais aussi, et c’est très important, sous des formes beaucoup plus insidieuses comme des manières de percevoir des dégoûts des dégoûts des visions du monde une estime de soi ou son contraire. Et on s’aperçoit qu’il y a plein, plein, plein de présences du passé. Et le propos de Monnet, c’est de dire voilà, il faut essayer d’être à l’écoute, de mesurer toutes ces présences du passé pour prouver avec tout ce passé, finalement, qui ne passe pas, soit la bonne distance, soit le rapport qui nous permet d’aller de l’avant.

Grégory:

On se sent souvent prisonnier du passé, c’est à dire que dans tous les trucs que tu as nommés, il y en a plein, c’est à dire en fait ça peut être des mauvaises mémoires, mais ça peut être des traumas, ça peut être aussi des mécanismes,

Charles Pepin:

des habitudes,

Grégory:

des réflexes, des choses qui sont… Et tu en parles dans le livre, des choses qui sont… Que tu répètes de manière complètement inconsciente, par exemple des schémas de répétition, c’est hyper présent et souvent on a tendance à penser qu’on est un peu esclave de son passé. Maintenant, il y a eu toute cette tendance autour des mémoires transgénérationnelles, etc. Alors,

Charles Pepin:

une petite remarque d’abord, parce que le ton de notre entretien tout de suite se concentre sur le passé douloureux. La moitié de mon livre, c’est le passé heureux. C’est de dire qu’il y a aussi des jolies choses dans le passé qu’il faut apprendre, car ça s’apprend à se réchauffer à la flamme des bonheurs passés. Donc ça je le précise tout de suite. Et ensuite je réponds maintenant à ta question, on est prisonnier du passé Grosso modo oui. Simplement c’est une prison dans laquelle on peut sortir. Mais on peut sortir à la condition d’abord de comprendre qu’on est en prison. C’est ça l’idée, c’est qu’on est héritier de plein de choses.

Charles Pepin:

Le schéma de répétition que tu as évoqué, c’est le pire. C’est vraiment l’erreur est humaine, mais la répétée est diabolique. C’est ça le proverbe si on le va jusqu’au bout. Ça, c’est la prison, la pire. Mais il y a plein de prisons qui sont des schémas mentaux, des visions implicites. En neurosciences, on parle de mémoire sémantique implicite pour dire toutes ces visions du monde, des autres ou de soi qu’on ne se sait même pas avoir et qui nous travaillent. Mais l’illusion, ce serait de penser qu’on va s’en désintéresser, qu’on va laisser ça dans le passé parce qu’évidemment, ça nous travaille d’autant plus qu’on ne veut pas le voir. Et mon propos, c’est de dire qu’il faut bien savoir quels sont nos héritages si nous voulons devenir fondateurs Alors après, il n’y a pas que de l’accueil, il n’y a pas que de l’analyse.

Charles Pepin:

Il y a aussi de la recomposition, du retravail, de la réinterprétation et d’une certaine manière, la possibilité d’un voyage dans le passé pour presque le recomposer et redonner une chance à l’avenir.

Grégory:

Tu as utilisé le mot de neurosciences et moi ce qui m’a marqué quand j’ai lu le livre c’est qu’il y a en fait une grosse partie finalement où tu donnes beaucoup de place aux neurosciences et peut-être que tu nous pourrais nous parler des cinq typologies de mémoire qu’on peut avoir. Ça c’est un truc que je ne connaissais pas, comme plein de choses dans le livre par ailleurs, mais les cinq typologies de mémoire c’était…

Charles Pepin:

Oui c’est très important. D’abord une remarque générale, C’est vrai que le livre que je pensais écrire, quand j’ai eu l’idée d’écrire sur le passé, a changé au contact de mon approfondissement des connaissances les plus récentes en neurosciences. Grosso modo, je pensais écrire un livre sur l’acceptation, sur l’accueil, puisque j’avais fait avant trois livres qui étaient toujours des philosophies de l’accueil, les vertus de l’échec, ne pas être dans le déni, la confiance en soi, accueillir l’absence de confiance et la rencontre, accueillir l’imprévu, grosso modo. Et donc là, je pensais continuer cette trilogie et dire que le passé, c’est ce qu’il faut accueillir, c’est ce avec quoi il faut faire la paix. J’avais notamment adoré le livre d’un psychothérapeute Jean-Louis Monestès, chez Odile Jacob, qui porte pour titre « Faire la paix avec son passé », mais qui est un livre de thérapeute. J’avais un peu l’ambition de faire le livre de philosophie. Mais on arrive à ta question, quand les neurosciences te disent qu’un souvenir est en grande partie une reconstruction, une fiction, quand les neurosciences te disent que dans le cerveau, les souvenirs ne sont pas localisés, qu’il n’y a pas tant que ça, enfin, il y a une petite trace matérielle, mais que c’est surtout quelque chose qu’on n’arrive pas à localiser. Quand on t’explique que dès que tu te souviens, tu vas chercher un souvenir dans la mémoire de long terme, qu’il est retravaillé dans la mémoire de court terme, et j’arrive à ta question qui s’appelle aussi mémoire de travail, et que donc à chaque fois que tu te souviens, Tu réinventes en partie, comme les romanciers le savaient, mais là c’est démontré scientifiquement.

Charles Pepin:

Alors tu te dis mais au fond, qu’est-ce qu’il y a à cueillir Avec quoi il faut faire à la paix si je peux changer ce qui est problématique Alors changer en partie. Évidemment qu’il y a des épisodes qui ont eu lieu. Mais il y a beaucoup de choses que je peux changer. Et puis, plus fondamentalement, et ça, c’est pas récent, mais moi, je n’étais pas un spécialiste et j’ai découvert à quel point c’était vrai. C’est que ce qu’on appelle la plasticité neuronale, la plasticité cérébrale, ça fait 30 ans qu’on le sait, mais ça veut quand même dire que dans ton cerveau, tout se remodèle sans cesse, tout se régénère, tout se recompose avec des nouvelles connexions neuronales. Donc là aussi, tu te dis mais au fond, si tout bouge dans mon cerveau, pourquoi j’aurais accepté un passé qui serait intangible, fixe, objectif, qui d’abord serait passé et qui serait objectif et fixe Et en fait, non, il n’est pas passé, il persiste dans le présent et il n’est pas objectif, il est une reconstruction. Donc, j’ai changé de livre et j’ai dit voilà, maintenant, la question, c’est il faut faire la part des choses entre ce qu’il y a à accueillir et ce dans quoi on peut intervenir, étant entendu que l’accueil est une dimension beaucoup moins centrale que je le pensais, même si elle persiste. Maintenant, je te réponds.

Charles Pepin:

Il y a cinq mémoires. D’abord, il faut savoir qu’on pourrait avoir d’autres typologies. En vérité, ce n’est pas si précis que ça, mais c’est une façon pour la science de donner un tableau du

Grégory:

cerveau.

Charles Pepin:

La mémoire épisodique, c’est la mémoire des épisodes vécus. On se souvient que tel jour on a eu tel diplôme, que tel jour on a divorcé. Donc c’est les épisodes vécus. La mémoire sémantique, c’est les notions qu’on a inférées et qu’on a retenues de ces épisodes vécus. Mais il faut distinguer la mémoire sémantique explicite, c’est je sais qu’une table s’appelle une table, qu’un oiseau s’appelle oiseau, que la liberté c’est un concept, de la mémoire sémantique implicite qui nous intéresse beaucoup plus, où là, c’est des règles de vie implicites, des schémas de pensée qu’on a inférées des épisodes vécus. Et cette distinction est passionnante parce qu’en thérapie, ce qui va se passer, et même parfois la vie s’en charge, c’est qu’on peut attaquer, détruire ou en tout cas remodeler des schémas de vie implicites, des schémas de pensée implicites, même si on ne peut pas effacer les épisodes vécus. Ça, c’est la mémoire épisodique. Alors, malgré le film de Michel Gondry, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, qui est un très bon film, en réalité, on ne pourra jamais faire ça.

Charles Pepin:

On pourra peut-être en parler après, mais on ne pourra jamais écraser un mauvais souvenir et le faire disparaître. En revanche, on peut, la vie parfois sans charge, mais des thérapies aussi, intervenir sur la règle de vie implicite qui nous entrave, qui nous handicape et qui est dans la mémoire sémantique implicite. Ensuite, il y a la mémoire procédurale, c’est les gestes, habitudes. Ensuite, il y a la mémoire de travail, c’est la mémoire de court terme que j’évoquais tout à l’heure, qui est comme une zone pour retraiter les données de la mémoire de long terme et les renvoyer dans la mémoire de long terme. Et Enfin, il y a la mémoire sensorielle, qui est la mémoire d’une seconde, de la perception, qui permet de faire le tri. Parce que la mémoire fait toujours le tri. Elle conserve ce qui est utile pour l’avenir. Et la révolution dans la vision de la mémoire, de ces neurosciences.

Charles Pepin:

Et c’est ça qui a déclenché mon livre. C’est que la mémoire ne sert pas à conserver le passé. La mémoire sert à faire des prévisions sur l’avenir à partir de ce qu’elle conserve du passé. La mémoire est prédictive. Autrement dit, notre mémoire, et c’est ce que disent les neuroscientifiques, j’ai eu de très belles discussions avec Lionel Nackage, dont j’ai lu les livres, avec Albert Mouqueber. Ce que disent ces neuroscientifiques, c’est qu’au fond, la mémoire est tournée vers l’avenir. C’est la mémoire du futur. Alors, évidemment, elle est tournée vers le passé, mais pas du tout dans une logique de conservation objective de ce qui a eu lieu, pour qu’on fasse des inférences statistiques de ce que pourrait être l’avenir.

Charles Pepin:

Et du coup, le sous-titre de mon livre s’explique. Philosophie de la mémoire, vivre avec son passé, une philosophie pour aller de l’avant. C’est qu’au fond, le problème souvent, c’est que j’ai vécu un truc douloureux, une humiliation, une adolescence difficile ou même une scène et à partir de là je fais des inférences statistiques abusives et on va essayer de corriger ça pour relancer la marge vers l’avenir. Je prends un exemple, j’ai été… Ça m’est pas arrivé d’ailleurs mais c’est un exemple jeudi jeudi pour fiticher, j’ai été harcelé au collège ou au lycée, j’ai vécu quelques épisodes douloureux pendant deux ans, quelques fois, et du coup j’en ai inféré de ces épisodes, mémoire épisodique, une règle de vie implicite que je n’arrive même pas à nommer. Et cette règle de vie, c’est pour pas que ça arrive à nouveau, pour pas que je sois de nouveau blacklisté ou humilié ou cloué au pillory. Et du coup, je reste dans l’ombre. Je ne fais pas de vague, je ne prends pas la parole en public, je ne déclare pas mon amour, je ne candidate pas à un poste important parce que je ne veux surtout pas que de nouveau on me tombe dessus et qu’on me harcèle ou qu’on m’humilie.

Charles Pepin:

Bien en fait, cette règle de vie là, d’abord souvent on n’en est pas conscient. Elle est dans une mémoire qui ne fonctionne pas comme la mémoire épisodie, qu’on appelle la mémoire sémantique implicite. Et on peut la travailler. Parfois, la vie s’en charge. Vous pouvez tout à fait, la vie peut vous offrir une expérience où le hasard fait que vous prenez la lumière, que vous sortez du rang et que tout le monde vous aime et vous découvrez que vous n’aviez aucune raison de rester dans l’ombre depuis 25 ans. Il y a une très belle scène comme ça dans Persepolis de Marjane Satrapi où la jeune héroïne, Elle est persuadée que le bonheur d’une femme, c’est d’être heureuse avec son mari. Elle vient de se marier. Elle pense qu’il faut aimer pour la vie.

Charles Pepin:

Et elle est effondrée parce que ça se passe mal avec son mari. Et elle va pleurer chez sa grand-mère. Et sa grand-mère dit « mais qu’est-ce que tu as ma petite

Grégory:

»

Charles Pepin:

Donc c’est un climat de guerre en plus. On a peur qu’elle ait des morts et tout. Et elle a peur, elle a peur de dire ce qui va pas. Pour elle, c’est horrible que son mariage batte de l’aile au bout de 6 mois. Et dès qu’elle lui dit ça, en pleurant, sa grand-mère éclate de rire avec beaucoup d’amour et d’empathie. Elle dit mais c’est juste ça, ma petite fille. Mais on s’en fout de ton mariage. C’est pas grave, il y en aura d’autres.

Charles Pepin:

Et soudain, cette phrase de la grand-mère, elle produit cette déconstruction d’un schéma implicite dans la mémoire sémantique implicite et elle change sa vision du monde. Cette vision du monde, voyez-vous, elle était, ou Cette vision du monde, vois-tu, elle était produite par le passé. Elle était héritée du passé. Et autant, on ne peut pas changer le passé, mais on peut changer les règles de vie que ce passé a gravé en moi. Heureusement, pas gravé de façon indélébile. C’est là qu’il y a un espoir très important pour vivre mieux. Mais j’insiste, il y a les thérapies, mais il y a la vie. Et les thérapies, c’est juste quand la vie ne suffit pas.

Charles Pepin:

Mais bien souvent, la vie suffit.

Grégory:

Donc tu dis, j’avais cette question à quoi ça sert la mémoire. Et en fait, la mémoire, ce que tu dis, c’est que ça sert à prévoir l’avenir. Donc ça, c’est un point de vue qui est intéressant parce que ce n’est pas la manière dont on envisage la mémoire.

Charles Pepin:

Oui, de toute façon, l’homme ne conserve pas gratuitement. De toute façon, Nietzsche l’avait déjà vu. Quand on se tourne vers le passé, c’est pour l’avenir. C’est parfois, mais encore rarement pour mieux vivre au présent, mais c’est pour aller de l’avant. Dans la seconde considération intempestive, un très joli texte de Nietzsche, qu’on appelle parfois aussi seconde considération inactuelle, Il dit que l’utilité des études historiques, l’utilité de se tourner vers le passé, c’est de construire l’avenir et que de ce point de vue-là, il n’y a pas d’objectivité du passé. Ce qui compte, c’est quel est le rapport au passé qui ouvre un bon rapport à l’avenir Et ça, c’est passionnant aujourd’hui par rapport à la fois à une certaine crispation réactionnaire. C’est sûr que quand on voit Éric Zemmour, on n’a pas l’impression qu’il soit très heureux et qu’il aille beaucoup de l’avant parce qu’il est crispé, parce qu’il essentialise son passé. Mais à l’inverse, symétriquement, dans une certaine idéologie woke, il y a de même un rapport au passé qui n’ouvre pas l’avenir.

Charles Pepin:

Quand on veut juste déboulonner dans une rage vengeresse, on ne construit pas l’avenir non plus. Donc je pense que ce qui est bon dans l’esprit Walk, c’est l’esprit critique. Mais il faut que quand on déboulonne une statue, on ait aussi envie d’en construire d’autres et de construire le monde de demain. Donc voilà, ce qui m’intéresse, c’est quel est le rapport au passé qui ouvre un rapport à l’avenir Et cette question, c’est celle de Nietzsche.

Grégory:

Alors du coup, ce que tu dis, ce n’est pas je pense dont je suis, c’est je me souviens dont je suis.

Charles Pepin:

C’est ça Alors ça, c’est la question de l’identité. C’est sûr que dit comme ça, c’est un peu provocateur, mais quand j’arrive à ça dans mon livre, j’ai mis 30 pages à

Grégory:

y arriver. En fait,

Charles Pepin:

c’est pour poser la question de l’identité. Il

Grégory:

faut que les gens lisent le livre.

Charles Pepin:

Oui, c’est une bonne idée, mais je vais quand même essayer de répondre. C’est qu’au fond, la question de l’identité est une énigme très complexe. Qu’est-ce qui fait que moi, je suis moi Qu’est-ce qui fait que toi, Grégory, tu es Grégory Personne n’a vraiment la réponse. Pour tous les psychanalystes, le moi est protéiforme et il n’y a pas vraiment d’unité centrale. D’un point de vue physiologique non plus, en 7 ans, toutes les cellules de ton corps se sont régénérées. Ton cerveau est plastique. Bon bref, alors l’ADN peut-être, mais est-ce que toi, tu te sens vraiment… Est-ce que tu t’identifies à ton ADN Je ne suis pas sûr.

Charles Pepin:

Donc la question, c’est La réponse des croyants dans l’histoire de l’Occident, ça a été, c’est Dieu qui assure la permanence de mon âme et c’est en Dieu que j’existe. La réponse de Descartes, qui est croyant à sa manière, mais de façon un peu subversive, c’est, je peux douter de tout, mais quand je vois que je pense je sais que j’existe donc je pense donc je suis”. C’est pas très convaincant parce que le fait de penser ça me dit pas qui je suis dans ma singularité et dans mon identité. Et alors il y a eu beaucoup d’attaques très radicales des philosophes relativistes ou empiristes comme David Hume qui ont dit mais en fait si je me retourne sur moi-même et que je cherche le moi, que je cherche mon identité, je ne la trouverai pas. J’aurai ce souvenir puis cet autre, cette impression puis cet autre dans un ensemble hétérogène, fluctuant, mobile, incohérent. Et Il s’est arrêté là avec une radicalité sublime, David Hume est le plus grand génie de tous les temps. Mais il a un peu de mauvaise foi. Et un autre anglais qui arrive un petit peu après, John Locke, lui dit mon ami David, tu fais semblant de ne pas voir que quand tu te souviens de ce souvenir il y a 35 ans et de ce souvenir il y a 20 ans et de ce souvenir il y a 5 ans, en fait, c’est toujours toi qui te souviens.

Charles Pepin:

Et qu’il y a peut-être un point commun entre tous ces souvenirs, c’est que c’est la même personne qui les a vécus. D’où la proposition dingue de John Locke qui est de dire que l’identité et la mémoire vont ensemble. Et on le voit bien quand on a des patients atteints d’Alzheimer, qu’ils ne savent plus qui ils sont et que parfois même, nous les proches, on a du mal à les reconnaître. Donc, et c’est aussi ce que filme merveilleusement David Lynch, quand il y a des pertes de mémoire, il y a des crises identitaires. On voit souvent ça dans ses films. Ça veut dire que si je veux savoir qui je suis, il faut que je me souvienne de mon chemin de vie, de mon histoire. Et ceci pour une autre raison, Grégory, c’est que ce n’est pas simplement que je me souviens de manière un peu proustienne, entre la diversité de mes souvenirs, au milieu de cette multiplicité, je sens la présence de mon moi. C’est aussi que je vais, en me retournant sur mon passé, entendre ce qui compte pour moi et ce qui ne m’a pas plu, là où je ne me suis pas rencontré, là où ce n’était pas bon pour moi et inversement, là où c’était bon pour moi.

Charles Pepin:

Par exemple, si tu te retournes sur ton passé, tu vas voir que telle rencontre t’a fait du bien, que tel autre t’a diminué. Tu vas voir que tel métier ou tel poste t’a éveillé, que tel autre t’a écrasé. Et tu vas alors reconnaître le moment où la vie est faite pour toi. Ce que dit Bergson, le moment où s’élève la mélodie intérieure de ta subjectivité. Bref, Il faut reconnaître cette note. Et c’est grâce à la reconnaissance de cette note, on pourrait dire identitaire ou singulière, mais plus subjective, que tu vas pouvoir aller de l’avant d’une manière qui te correspond, d’une manière qui chante et qui t’appelle. Mais si tu es amnésique, Si tu es dans l’illusion moderne d’aller de l’avant sans t’intéresser à ton passé, si tu veux faire du passé table rase comme dit Marx, ou même Sartre, si tu veux être un existentialiste qui pense que seul l’avenir importe, que le passé n’est pas du tout une détermination importante et qu’il n’y a qu’une situation de départ, bien tu ne vas pas pouvoir reconnaître cette note qui est faite pour toi. Tu ne vas pas savoir reconnaître cette mélodie intérieure de ta subjectivité propre qui évoque joliment Bergson.

Charles Pepin:

Et alors, en tout cas c’est ma thèse, tu vas te cracher ou alors tu vas être coupé de toi-même, tu vas être scindé. Bref, tu ne pourras pas aller de l’avant de manière accomplie.

Grégory:

Alors du coup, est-ce que je peux devenir ce que je souhaite Tu vois, parce que dans la logique de Sartre, dans ce que tu dis, en tout cas je me dis, mais alors, si je dois vivre avec mon passé, si j’ai le poids du passé, est-ce que je peux, justement, me transformer et devenir ce que je veux, ce que je souhaite

Charles Pepin:

Non, je ne le dirais pas comme ça. C’est trop volontariste. On a l’impression que c’est Tony Robbins qui fait sa conférence devant 50.000 personnes en les faisant sauter en disant je veux donc je peux, je suis une étoile, je veux devenir cette étoile. Il est fascinant Tony Robbins mais il est quand même un peu caricatural. Je n’irai pas jusque là. Je commencerai par dire le contraire. C’est que je suis d’abord très influencé par ce que je n’ai pas choisi et qui m’est tombé dessus par le passé. Donc je commencerai par aller dans l’autre sens.

Charles Pepin:

C’est-à-dire que je suis assez peu libre, je suis très conditionné, voire déterminé, à la fois socialement évidemment, mais aussi par la vie psychique de mon enfance, par tout ce que j’ai refoulé au sens freudien. Bref, il n’y a pas beaucoup de liberté. Maintenant la question, c’est comment je la reconquier, et comment je peux saisir, non pas la liberté totale que tu as évoquée sur le mode, je vais devenir ce que je veux devenir, mais comment la vie peut me permettre de ressaisir un peu de liberté Assez en tout cas pour être heureux, pour avoir des moments de joie et pour avoir le sentiment de progresser au fond et d’aller vers moi-même, de me réaliser. Moi, ma réponse, c’est d’abord en consentant à l’absence de liberté, d’abord en comprenant que je suis ce que mon passé a fait de moi, que j’ai pas choisi mon passé, j’ai pas choisi de passer des générations d’avant d’ailleurs en psychogénéalogie, j’ai pas choisi les traumas de mes parents, J’ai pas choisi la place dans la fratrie qui est la mienne. J’ai pas choisi de me faire jeter à 13 ans par mon premier amour. J’ai pas choisi d’avoir un prof tyrannique qui m’a humilié. J’ai pas choisi de tomber sur ce prof merveilleux qui m’a ébloui avec Proust et Rimbaud. J’ai pas choisi que la vie m’offre une histoire d’amour merveilleuse à 18 ans.

Charles Pepin:

J’ai pas choisi, en fait, Ça m’est arrivé. C’est mon passé. J’adore cette chanson de Kerry James, les traces de mon passé. Le titre, c’est pas ça. Si c’était à refaire. C’est une chanson de Kerry James, d’ailleurs produite par mon ami Sylvain Aurel à l’époque dans son studio. Et c’est une chanson où il dit voilà, on choisit pas son passé et on choisit pas la manière dont sont passés nos marques. Maintenant, une fois qu’on a dit ça, je crois qu’on peut faire quelque chose de ce que son passé a fait de soi.

Charles Pepin:

Autrement dit, à partir du moment où il y a connaissance, acceptation, curiosité, éveil, montée en conscience, on reconquiert de la liberté. Mais on ne pourra fonder de la nouveauté que dans la conscience de son héritage. Pour le dire de façon un peu provocatrice, moins on est libre, plus on est libre. Moins on est libre, mais en le sachant, en y consentant, en l’analysant, plus on peut reconquérir de liberté. Comme je t’ai vu froncer les sourcils alors qu’on est ensemble, j’imagine les auditeurs. Donc je répète cette phrase. Moins on est libre, plus on est libre. Oui, c’est mon affirmation, mais je m’explique.

Charles Pepin:

De toute façon, on est peu libre. Il y a du conditionnement social, économique, culturel, inconscient, familial. Mais il faut reconquérir la liberté par la connaissance. Ça, c’est très spinosiste, c’est très Nietzschean. Mais si on est dans le déni, si on chante comme Brel, on peut tout oublier, tout peut s’oublier, ne me quitte pas. On peut réinventer l’avenir sur une base nouvelle, comme si on pouvait appuyer sur une touche Reset et annuler le passé. C’est tellement illusoire, c’est un tel déni qu’on va se prendre le passé en pleine gueule. Ça va revenir ce qu’on appelle en psychologie l’effet rebond.

Charles Pepin:

L’effet rebond, il est très automatique. Alors, ce n’est pas à 100%, Mais je ne sais pas, mettons, c’est quasi automatique que le passé que j’ai évité un jour fait retour, comme des flashs traumatiques ou parfois juste des schémas de pensée implicites, sans que ce soit un flash traumatique. Mais je ne sais même pas ce que je trimballe. Je ne sais même pas de ce dont j’hérite. Un philosophe que j’aime bien aussi, c’est Benjamin Biollet. Quand il chante Ton héritage, il parle à son enfant, il dit c’est ta chair, ton sang, c’est comme ça, il va falloir faire

Grégory:

avec, ou

Charles Pepin:

plutôt sans, c’est très bien écrit. Ça veut dire qu’au fond, de toute façon, tu fais avec. Et c’est ça le livre, faire avec son passé. Ce n’est pas vivre dans le passé, surtout pas ressasser, mais c’est faire avec. Et au début du avec, il y a savoir, monter en conscience. Et donc, en effet, interroger les frères et sœurs, les oncles, chercher des archives, fouiller. Aujourd’hui, les jeunes, leur quotidien est archivé par des photos et des vidéos depuis la naissance. C’est intéressant.

Charles Pepin:

Nous, moi, j’ai 50 ans, moi, j’ai pas ça. Mais mes enfants qui ont 16, 19 et 21, ils ont ça. C’est-à-dire qu’ils ont un archivage de leur vie depuis leur naissance. Et comme les souvenirs sont des indices, c’est pas objectif, mais c’est des indices à déchiffrer, peut-être que cette jeune génération, elle va avoir plus d’indices. Donc elle va peut-être mieux se connaître. Donc c’est très intéressant. Mais ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut pas se laisser faire. Mais en général, la modernité des gens un peu volontaristes, certains coachs un peu caricaturaux, mais ils ne sont pas tous, mais certains ou certains psys ou même certains romanciers un peu filgoules, ils vont dire en fait, tout est possible.

Charles Pepin:

Voilà, tu peux, tout est possible. Mais non, tout n’est pas possible. En revanche, le peu de choses qui est possible, si je veux saisir cette chance, prendre la fenêtre, prendre l’ouverture et transformer l’essai, il faut que je me tourne vers mon passé et je me demande tout ce qu’on a déjà évoqué, qu’est-ce qu’il a chanté, comment ça a chanté, qu’est-ce qu’il m’a parlé, qu’est-ce qui a été beau et surtout de quoi je suis l’héritier, de quelle enfance je suis l’enfant. Bref, quels sont tous ces poids que j’ai en moi dont je peux m’alléger à la condition de d’abord les accepter

Grégory:

J’ai discuté avec un thérapeute sur un truc que je fais de manière récurrente. Il m’a posé cette question que j’ai trouvé très belle. Il m’a dit, c’est en anglais, mais « How is it a solution » Comment c’est une solution Si tu le fais, c’est que ça doit être une solution à quelque chose. Pourquoi c’est une solution Et j’ai trouvé cette question vachement intéressante. C’est-à-dire qu’en fait, tu vois ce que je veux dire

Charles Pepin:

Oui, il postulait que ce que tu faisais était une solution.

Grégory:

Par définition, parce que tu le répètes.

Charles Pepin:

Moi, je le répète. C’est intéressant, à mon avis, c’est intéressant comme méthode, mais je pense moi que c’est faux. C’est-à-dire que, je m’explique, il y a cette idée que tout est bien, au fond, que tout est bien. C’est-à-dire qu’il y a cette idée qu’on voit un peu aujourd’hui en psychologie positive qui est que, de toute façon, ça va dans le bon sens. C’est un peu ça. Si tu le fais, c’est que c’est la solution à quelque chose. J’aime bien ce que ça peut créer en toi de dire ça. Je trouve ça un peu trop optimiste.

Charles Pepin:

Ce qui est sûr, c’est que ça a sa place dans ta vie psychique. C’est que ça te permet effectivement, on joue avec les mots, mais je vois l’idée, ça te permet de régler quelque chose, d’équilibrer quelque chose. Ou alors on pourrait dire c’est la solution maintenant, mais peut-être ce n’est pas la solution de demain. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a une manière de dire voilà, ça a du sens en fait. Si mon passé a produit en moi cette réaction, cette adhésion à la telle vision du monde, ça a du sens. Mais là où ça m’agace un peu quand même, c’est que parfois, C’est la mauvaise solution.

Grégory:

C’est complètement la mauvaise solution.

Charles Pepin:

Donc du coup, ça arrive. Et c’est bien ça qu’on voit avec ces thérapies que j’évoque dans mon livre. On ne peut pas rentrer dans les détails, c’est un peu technique, mais on peut au moins les nommer. Thérapie acte, thérapie de la cohérence, thérapie des schémas. Et d’ailleurs, toutes ces thérapies, et parfois la psychanalyse Freudienne, Lacanienne le permet. Moi, je suis pour qu’on arrête la guerre des sectes, la guerre des chapelles et qu’on propose enfin, pour le bien-être de tout le monde, des patients et de tout le monde, une approche intégrative. Mais parfois, ce que te disent ces psys, ou ce qu’ils te permettent de comprendre, ou ce que la vie te permet de comprendre, c’est que la solution n’est pas la bonne. C’est qu’en fait, tu penses mal, tu regardes mal le monde.

Charles Pepin:

Tu as une idée de ce que c’est que l’amour, l’amitié, le travail, les rapports humains, qu’il faut casser. En fait, Tu as une mésestime de toi, une absence de confiance en toi qu’on peut déconstruire parce que, encore une fois, elle vient du passé, mais en étant une erreur statistique, c’est-à-dire une inférence statistique, une généralisation abusive. Et c’est très intéressant ce regard. Par exemple, il y a des gens, ils ont réussi plein de choses et ils se sont plantés une fois ou deux et ils ne se souviennent que de ces échecs. Et à partir de là, ils en infèrent une loi comme quoi il ne faut pas être audacieux, il ne faut pas prendre de risques parce qu’on va se planter et être humilié. Mais en fait, si on a un peu un œil probabiliste ou statisticien, ça n’a pas de sens. Il y a eu beaucoup plus de succès que d’échecs, par exemple. Et donc, si on comprend que la mémoire fait des prévisions à partir du passé, ce qui est la base de mon livre et ce qui est très surprenant, alors on comprend qu’il faut régler la manière de faire des prévisions à partir d’un passé.

Charles Pepin:

Et c’est l’objet de toutes ces thérapies que j’évoque dans mon livre.

Grégory:

Je vais poser la question que tout le monde se pose depuis qu’on se parle, parce que du coup, tu en as parlé plusieurs fois et je ne t’ai pas posé la question, c’était un peu de manière volontaire quand même. Comment on fait pour réécrire son passé Parce que tu as répété à plusieurs reprises, en fait, on peut réécrire, on peut faire ça.

Charles Pepin:

C’est une très bonne question et honnêtement, je ne suis pas le mieux placé pour répondre, parce que c’est des méthodes de thérapeutes. Mais je peux te dire en général l’idée. Le reparentage, par exemple, qu’on peut faire en thérapie des schémas ou ailleurs, c’est de rejouer en thérapie une scène du passé douloureuse ou traumatique en faisant intervenir dans cette scène quelqu’un de bienveillant du présent qui peut être ta femme, ton ami, ton grand père, le thérapeute et que cette intervention qui est sous condition, il faut avoir une patiente dans une situation émotionnelle particulièrement ouverte, etc. Produisent une sorte de réparation de l’enfant intérieur et une sorte de presque de faux souvenirs ou de souvenirs modifiés qui va venir dans la mémoire se mélanger à l’autre souvenir pour l’atténuer, en atténuer la charge négative. C’est un exemple d’intervention dans le passé. Autre exemple d’intervention dans le passé, C’est simplement de s’habituer à une scène très dure qu’on a vécue pour accepter qu’elle ait eu lieu et que du point de vue de l’émotion associée, cette émotion devienne supportable. Ça, c’est un des enjeux de l’EMDR par exemple, mais aussi les stoïciens parlaient déjà très bien de ça. Et puis, autre type d’intervention, c’est plus sur la règle de vie implicite, ce que j’ai évoqué tout à l’heure.

Charles Pepin:

Ça, c’est la thérapie de la cohérence avec des gens comme Pierre Cousineau ou Bruce Ecker, qui sont assez intéressants et qui te disent que l’intervention, elle ne se joue pas sur l’émotion associée aux souvenirs du passé. Elle ne se joue pas sur la scène dans laquelle on va faire intervenir quelqu’un. Elle se joue sur la règle de vie ou la conception implicite de l’existence ou de toi-même que tu en as inféré. Et dans ce cas-là, il s’agit de faire vivre aux patients, même, mais encore une fois, la vie s’en charge parfois, une expérience dans laquelle tu sens au cœur de ton émotion que ta règle de vie, celle qui te pourrit la vie, est en fait incohérente. D’ailleurs, c’est pour ça que ça s’appelle thérapie de la cohérence. Et dans ce cas-là, Ces thérapeutes proposent des expériences de juxtaposition paradoxale où en fait, dans une situation, ce que tu vis entre en contradiction totale avec la règle de vie qui te pourrit la vie. Et du coup, il y a beaucoup, beaucoup d’espoir. C’est dingue.

Charles Pepin:

Cette règle de vie, elle pourrait sauter en une ou deux fois quand tu comprends qu’elle est incohérente au cœur d’une situation. Mais bien sûr, il faut le vivre au plan émotionnel. Donc ça paraît bizarre quand je le raconte comme ça. En tout cas, moi, je suis philosophe, je ne suis pas thérapeute, Mais j’ai été passionné par ces livres que j’ai découvert, notamment Déverrouiller le cerveau émotionnel, en anglais, de Bruce Aker, Unlocking Emotional Brain. Alors, je ne sais pas si tu imagines, pour un philosophe comme moi, je ne supporte pas les métaphores mécanistes, informatiques. Déverrouiller les synapses, ça me paraît grossier, consternant, mais j’ai adoré. Je me suis surpris, ça m’a surpris. Et en fait, il raconte comment cette plasticité neuronale, cette manière dont dans la mémoire sémantique implicite des choses…

Charles Pepin:

En fait, tout ce qui a été appris peut être désappris. C’est ça le message. Et ça m’a passionné. Et je me suis dit philosophiquement, ça veut dire qu’il faut repenser le passé. Qu’en fait, le passé, ça n’est pas du passé. Mais qu’est-ce qu’il reste du passé si ça n’est pas du passé Si la règle de vie, elle reste présente dans ta mémoire sémantique implicite de manière fixe en fait, elle ne bouge pas. C’est d’ailleurs un peu ce que disait Freud de l’inconscient. Quand Freud disait l’inconscient ne connaît pas le temps, quand il disait que ce que tu as refoulé à deux ans continue à travailler 50 ans après avec une même énergie de la libido.

Charles Pepin:

C’est un peu la même idée. Et quand Proust parle d’une réminiscence qui fait qu’une odeur ou une image ou quelque chose comme ça peut soudain déclencher une réminiscence et faire revenir un passé auquel tu n’avais pas songé depuis je ne sais pas 30 ans, c’est pareil. Et donc là, la question philosophique, et c’est pour ça que j’ai fait un livre, c’est mais qu’est-ce que c’est que le passé si ça n’est pas du passé Et peut-être, on peut dire c’est un pays dans lequel on peut à nouveau voyager, c’est un texte qu’on peut réinterpréter, c’est une partition qu’on peut rejouer, C’est une matière qu’on peut retravailler, resculter. Mais attention, il y a quand même des choses qui ont eu lieu. Il y a des épisodes qu’il faut accepter. Alors, toute la dialectique, c’est quel est le rapport entre ce qui, de mon passé, doit être accepté et accueilli et ce qui, de mon passé, peut être réécrit, réinterprété. Et quel est le passé que je dois accueillir C’est déjà bien faire la paix. Et quel est le passé dans lequel je peux intervenir A ceci s’ajoute que l’horizon reste un horizon d’accueil.

Charles Pepin:

Car j’interviens pour mieux accueillir, je recompose mon passé pour mieux faire la paix avec lui. Et que dans cet horizon d’accueil, d’acceptation, car je reste le même philosophe que les trois livres d’avant, je pense quand même que c’est l’acceptation qui libère, que c’est le consentement qui ouvre une brèche. Bien, il y a aussi l’action. C’est que la meilleure façon… Ça, on n’en a pas encore parlé. Et puis, on n’a pas aussi parlé de ce qui est essentiel pour moi, c’est que le passé, c’est aussi ce qui s’est bien passé. C’est aussi les souvenirs heureux et qu’on peut à la prouste les retrouver comme un bonheur revenu, pas simplement nostalgique, comme une présence du passé. C’est un exercice qu’on pourra faire tout à l’heure, de se concentrer, de prendre le temps de faire revenir un bonheur passé.

Charles Pepin:

Mais là, je parlais d’action. C’est que, aussi, la meilleure façon de vivre avec des mauvais souvenirs, c’est de s’en faire des nouveaux, de se faire de nouveaux bons souvenirs. Pas simplement de se souvenir des belles choses, mais de se créer de nouveaux souvenirs et donc d’être dans une logique d’action. Et ça, je l’évoquais dans mon dernier livre, La rencontre, et que finalement, comme on ne peut pas effacer un souvenir, ça, c’est impossible. On ne peut pas effacer un mauvais souvenir. En revanche, on peut diluer les mauvais souvenirs dans l’infini d’une mémoire épisodique, nous permettant d’engranger de nouvelles expériences heureuses, de nous faire de nouveaux bons souvenirs. Et ça, c’est très beau. On voit beaucoup ça dans des romans, des récits, de gens qui sortent d’épisodes très traumatiques, les camps de concentration, le viol, des choses atroces.

Charles Pepin:

Et on voit qu’il y a un moment, d’abord, il faut souvent à un moment ne pas y penser, être dans un déni qui est parfois une question de survie ou un oubli volontaire, comme le dit Georges Semprain dans son chef d’œuvre, l’écriture ou la vie. Mais aussi, il y a un moment, le fait de vivre des choses, de se recréer au contact de nouvelles histoires d’amour, de sensualité, d’amitié, d’éblouissement. Ça permet, somme toute, peut-être parfois, en tout cas, il y a un vrai espoir de reléguer les souvenirs traumatiques un peu en arrière-plan de la conscience. Alors évidemment, ce n’est pas toujours facile. Il y a des traumas plus durs que d’autres. Il y a des passés qui ne passent pas et qui passent encore moins que d’autres. J’en suis bien conscient. Mais encore une fois, avec ces nouvelles thérapies, il y a quand même un espoir assez inédit qui apparaît et qui, à mon avis, doit être entendu.

Grégory:

Je te fais deux trois remarques sur ce que tu as dit. La première, c’était… Je ne sais pas si tu connais les constellations familiales, parce qu’en fait ça me fait penser à la première méthode que tu as utilisée. Moi j’ai fait ça et j’ai trouvé ça assez magique en fait, c’est assez fou parce qu’effectivement ça te recrée une mémoire, enfin tu redessines un souvenir en fait, c’est très étrange. La deuxième, tu as parlé de mémoire émotionnelle et ça m’a fait sourire parce qu’on en a parlé un petit peu hier.

Charles Pepin:

Oui, c’est parce qu’en fait, je précise pour les auditeurs, les neuroscientifiques sérieux et d’ailleurs aussi les psychanalystes freudiens ou lacaniens sont exaspérés par cette notion de cerveau émotionnel, de cerveau limbique. En fait, ce que je voulais dire par cette expression, moi je ne suis pas très compétent, je ne suis pas neuroscientifique, je suis un philosophe, mais c’est que pour que ça marche, il ne faut pas recevoir cette recomposition de son passé sur un plan simplement intellectuel. Ça ne marchera pas si je me dis oui, je me fais une fausse vision du travail. Je me fais une fausse vision de moi. Ce n’est pas intellectuel. C’est dans l’émotion qu’on peut désamorcer une règle de vie implicite. Mais comme ces gens, moi, je suis d’accord, cette expression dualiste ne marche pas. De toute façon, j’ai toujours pensé que quand je comprends, j’ai une émotion.

Charles Pepin:

Je n’ai jamais compris cette distinction entre l’intellect et l’émotionnel. Donc, je comprends leurs soupçons.

Grégory:

Depuis le début, j’ai commencé par effectivement des mémoires négatives et puis tu m’as dit attention, attention, d’abord je voudrais dire que

Charles Pepin:

il y a aussi des

Grégory:

mémoires positives, t’es revenu dessus. Comment ça se fait que le cerveau se concentre, j’ai l’impression, sur le négatif. C’est-à-dire qu’en fait, quand on pense mémoire, on a tous des bons souvenirs.

Charles Pepin:

Mais tu as raison, c’est pas que tu as raison, c’est prouvé. C’est-à-dire que les mauvais souvenirs nous marquent plus que les bons, pour une raison liée à l’évolution de l’espèce. C’est qu’au fond, on a développé la mémoire pour se souvenir des dangers et pour se souvenir des moments où on a failli mourir et pour éviter que ça se répète. Donc, le résultat de millions d’années de l’évolution, Et ça, ça marque ce qu’on appelle la mémoire sensorielle aussi, c’est la mémoire immédiate. C’est qu’on va se souvenir de ce qui est utile pour survivre. Et donc, ce qui fait très peur, on s’en souvient plus que ce qui était agréable et délicieux. Maintenant, on peut combattre un peu ça. On a des souvenirs merveilleux, mais comme on est dans le présent et qu’on est appelé par d’autres choses, par l’avenir aussi qui nous angoisse et parfois par différents types de sollicitations du présent, le pire c’est que quand on songe à ce bonheur enfoui, ce bonheur heureux du passé, on est un peu mal, on est un peu nostalgique, on se dit mince, c’était mieux avant, on se dit ça ne reviendra pas, on se dit c’est du passé.

Charles Pepin:

Et ça, on se le dit parce qu’on n’est pas suffisamment attentif. Ce que nous montre Proust, par exemple, ce que nous montre tous ceux qui savent vivre, en fait, les épicuriens, c’est que si on savait s’arrêter un peu sur le souvenir du bonheur passé, alors ça viendrait de fait balayer la nostalgie, la nostalgie douloureuse j’entends, éloigner la nostalgie douloureuse par la force du souvenir redevenu présent. On va prendre un exemple marrant. C’est un exemple de sexualité, de sensualité. On a tous eu la chance de vivre au moins quelques fois une nuit magique quoi, une nuit incroyable. Parfois c’est avec quelqu’un qui est devenu notre compagnon, notre amoureuse. Parfois, c’est avec quelqu’un qu’on n’a jamais revu. Mais je vous demande de penser à cette nuit.

Charles Pepin:

Bien, ou alors, si ça ne vous parle pas, comme exemple, à un moment incroyable, vous arrivez dans un nouveau pays, sur une plage, vous découvrez quelque chose de fabuleux. Vous êtes tellement bien. Souvent, quand on y repense, ça pince un peu parce qu’on dit qu’on n’est plus dans ce bonheur. Et en fait, on a complètement tort. Parce que si on s’arrêtait et qu’on laissait venir le souvenir en essayant de se concentrer, de faire un petit effort de remémoration, ce genre d’effort que Proust nous invite à faire dans toute la recherche, alors on retrouverait une sensation et puis une autre, on retrouverait un détail et puis un autre et on serait traversé dans son corps par la présence du passé et si on sait faire ça, c’est un peu comme une méditation du souvenir, alors le passé redevient tellement présent qu’il n’y a plus de nostalgie possible car il n’y a de nostalgie que de ce qui n’est plus. Mais si la mémoire ressuscite le passé, réveille le passé de manière précise, de manière sensuelle, de manière sensible, de manière détaillée. Alors, il n’y a plus de nostalgie. Et ça, quand j’ai écrit ce chapitre du livre, se réchauffer à la flamme des bonheurs passés, se souvenir des belles choses, ça m’a aidé.

Charles Pepin:

Je me suis dit que même moi, que j’écrivais ça, mais que j’avais ce défaut. Et je me suis mis à faire cet exercice. Ce qui est fabuleux, c’est qu’il suffit de deux minutes. Quand je dis faire un effort de rémémoration, c’est pas une heure. C’est même pas une demi-heure, c’est même pas un quart d’heure. Mais par contre, c’est deux minutes qu’on ne prend pas. Dans la vie, on ne les prend pas. Parce qu’on a un téléphone qui sonne, on a une notification, on a un rendez-vous, on a un bus à prendre.

Charles Pepin:

Et finalement, on ne prend pas deux minutes. Mais si on les prend, alors le passé revient de manière incroyablement pénétrante, incroyablement délicieuse et là on se dit qu’on a une infinité de bons souvenirs à la flamme dès qu’elle se réchauffait et qu’on ne le fait pas.

Grégory:

Est-ce que tu penses que ça peut fonctionner dans le cadre d’un deuil quand tu perds quelqu’un Ça fait penser à évidemment à un de tes meilleurs amis, en tout cas, qui est décédé il n’y a pas si longtemps. Désolé, j’ai suivi l’information en tout cas.

Charles Pepin:

Déjà, donnons lui son nom. C’est Philippe Nassif, un de mes meilleurs amis, auteur de certains très bons livres, notamment La Lutte Initiale, et qui effectivement est mort quand j’écrivais le livre. Et oui, je comprends ta question. C’est tout à fait une manière de traverser le deuil, étant entendu qu’il y a un moment du deuil où il n’y a pas de bonheur passé à retrouver parce qu’on est dans la sidération parce qu’on est dans la souffrance du deuil parce qu’on est dans la colère dans l’incompréhension voilà il y a différentes étapes comme ça du deuil Mais c’est vrai qu’il y a un moment où ce qui peut aider, c’est de se souvenir des jours heureux, mais pas pour vouloir y retourner. Parce que le problème du deuil, de manière un peu irrationnelle, on se dit je voudrais revenir à avant ce drame, avant que ce soit fini. Et ça, c’est… Évidemment, on ne peut pas lutter contre ça, mais passer ce moment-là, peut-être qu’on peut essayer de faire vivre la relation sur le plan de l’intériorité, donc de la mémoire, donc de la spiritualité, et poursuivre cette discussion, que quelque chose demeure finalement. Et c’est vrai que les bonheurs qu’on a passés avec quelqu’un, ça fait très mal quand on n’est pas capable de les revivre, de se laisser traverser par eux parce qu’on se dit que ça n’arrivera plus et que c’est du passé et c’est une souffrance atroce.

Charles Pepin:

Mais en fait, vient le moment et c’est ça le travail du deuil où on est en fait capable finalement d’insister et de passer ce moment et de retrouver dans la mémoire, dans la présence, ce bonheur passé. Et ça, c’est vrai que l’expression faire son deuil peut peut-être dire ça. Au début, je la trouvais un peu agaçante parce que voilà faire son deuil comme s’il fallait faire des courses ou faire un travail mais finalement ce que j’aime bien dans l’expression c’est que dans faire son deuil il y a faire, c’est-à-dire faire avec, faire avec ses bons souvenirs et puis aussi faire avec les mauvais. D’ailleurs, on n’est pas obligé de glorifier le défunt. On peut être lucide et avoir un sourire lucide sur ce que ça a été. De toute façon, cette question du deuil, c’est exactement la question du passé. C’est ce qui n’est plus là, mais est encore là. Et donc, comment je fais avec ce qui n’est plus là, mais est encore là.

Charles Pepin:

Et donc, comment je fais avec ce qui n’est plus là, mais est encore là

Grégory:

Il y a une citation que tu prends d’Oscar Wilde dans le livre que j’ai beaucoup aimé, que je vais lire, qui est traduite d’abord. Les gens voient des brouillards, pas parce qu’il y en a, mais parce que des peintres et des poètes leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ses effets. Je veux bien que tu nous parles de ça,

Charles Pepin:

parce que

Grégory:

c’est hyper intéressant aussi, c’est-à-dire nos imaginaires, finalement.

Charles Pepin:

Oui, C’est-à-dire aussi qu’on apprend à percevoir. On croit souvent que la perception, c’est l’immédiateté du présent. Voilà que si je trouve le brouillard beau, c’est parce qu’il est beau et parce que je le perçois au présent. Et surtout aujourd’hui, avec l’invitation à vivre le présent, à vivre l’ici et le maintenant, à faire de la méditation de pleine conscience avec le succès fou du livre d’Éric Descartes, Tolé, le pouvoir du moment présent, comme si on pouvait être simplement dans le présent. Et en fait, ce que nous montre Oscar Wilde, c’est que là où on croit être dans le présent, Il y a un passé qui nous a appris à percevoir. Et c’est vrai que l’exemple des brouillards est drôle. Il dit avant que les peintres ne soient les maîtres dans la peinture des brouillards londoniens, les gens quand ils voyaient un brouillard, ils avaient peur de tomber malade, quand ils ne trouvaient pas ça beau, ils voyaient des miasses mais ils avaient peur d’attraper un gros rhume. Et puis, des peintres comme Turner ou d’autres leur ont ouvert les yeux sur la beauté de ces brouillards.

Charles Pepin:

Et donc, c’est culturel, c’est ça que ça veut dire. C’est un propos un peu de Dandy. Et ce qui fait que quand je perçois, en fait, je retrouve le passé de ce que j’ai appris à apercevoir. Et c’est aussi la très belle phrase de Bergson, il n’y a pas de perception qui ne soit imprégnée de souvenirs. Regardez, quand on aime les huîtres avec du vin blanc et qu’on se souvient que si on trouvait ça vraiment répugnant quand on avait 11 ans, les huîtres, parfois, c’est ce qu’il y a de pire pour un enfant. Et aujourd’hui, la plupart des enfants adorent les huit. Ça prouve que même la perception du présent, elle est finalement saturée de passé et parfois pour le meilleur, parce que c’est un raffinement de la délicatesse d’apprendre à aimer des choses complexes, d’apprendre à aimer de la musique très noisy, très punk rock et de découvrir en fait qu’on a une oreille éduquée et que finalement, on aime ça. D’apprendre à aimer un vin jaune du Jura qu’au début, on trouvait très bizarre.

Charles Pepin:

C’est ce que Hume, encore lui, ce génie anglais, a appelé la délicatesse. La délicatesse, le raffinement de la délicatesse, c’est qu’on apprend à percevoir. Mais attention, par rapport au moment présent, ce que je disais tout à l’heure sur Ricard Tollet et sur la méditation, ce n’est pas parce que je critique ça que je ne reconnais pas la vertu d’un pur présent ponctuellement. Il est clair que ça fait du bien d’être dans la respiration, d’être dans le présent et pendant un certain temps, comme dans une parenthèse un peu de méditation, une parenthèse un peu enchantée, de s’arracher au poids du passé et à l’angoisse de l’avenir. D’ailleurs, c’est un appui très intéressant dans plein de thérapies, dans plein de soins médicaux, évidemment. En revanche, ce n’est pas une sagesse de vie. C’est juste un outil. La sagesse de vie, c’est de vivre avec son passé.

Charles Pepin:

La sagesse de vie, c’est d’hériter pour fonder. La sagesse de vie, c’est d’avoir de la mémoire et de se souvenir des morts et de se souvenir du passé. C’est ça, être un humain. C’est pas s’arracher à tout ça dans un pur présent, dans ce cas-là, ce sont des animaux, parce que les animaux, ils sont au présent mieux que nous. Quand je vois mon chat que tu vois là, Hermès, avec ses petites oreilles, lui, il est au présent. Il est dans un présent intense. Bien, c’est bien. On est un peu jaloux peut-être de l’animal.

Charles Pepin:

Un peu jaloux. Mais nous, on est des humains. C’est-à-dire qu’il faut peut-être faire quelque chose de beau avec ce poids de la mémoire. Et ce n’est pas parce que c’est pesant qu’on ne peut pas s’alléger. Comme le disait Nietzsche, tout ce qui est pesant doit pouvoir s’alléger.

Grégory:

Une question hautement philosophique, je pense. Est-ce qu’on peut se connaître soi-même Et derrière, il y a aussi ce fantasme qu’on a envie que l’autre nous connaisse. Mais si on ne peut pas se connaître, je ne sais pas quelle va être la réponse sur est-ce qu’on peut se connaître soi-même, mais c’est déjà tellement difficile de se connaître soi-même, comment on peut espérer que l’autre puisse nous connaître

Charles Pepin:

Alors évidemment, oui, on peut se connaître soi-même. D’ailleurs, c’est aussi l’idée de mon livre, c’est de se tourner vers son passé pour mieux se connaître et pouvoir aller de l’avant. Maintenant, attention, on ne se connaît que partiellement. Il y a bien sûr une grande partie de soi qui reste obscure à soi-même. Et c’est très bien comme ça. Il y a du mystère, il y a une épaisseur de la subjectivité qui ne se laisse pas traverser. Et c’est là que ta question est très bonne, parce que je pense qu’on a vraiment besoin des autres. On est très vite limité dans la connaissance de soi, si on est tout seul avec soi.

Charles Pepin:

Et d’ailleurs, on en revient à la question du passé. C’est qu’au fond, les souvenirs ne sont pas très objectifs. Parfois, ils sont des fictions. Parfois, il y a des faux souvenirs, comme l’a bien montré Elisabeth Lofthus. Il vaudrait mieux se dire que les souvenirs de mon passé sont des indices. Donc, des indices à déchiffrer, des indices à croiser. Et là, c’est la question. Je vais avoir besoin des autres et de donner des rendez-vous à des gens de ma famille pour avoir d’autres versions de choses que j’ai vécues, d’essayer de parler à quelqu’un et d’être aidé.

Charles Pepin:

Voilà, c’est ce que disait Hegel, bien sûr, ou Sartre, il faut passer par les autres pour revenir à soi et dans le rapport à son passé aussi. Et ça me permet de préciser un point très important, c’est que comme le principal ennemi, c’est le ressassement, comme le principal ennemi, c’est la rumination. En fait, si je ne m’intéresse pas aux autres, si je ne parle pas aux autres, même si je ne m’intéresse pas aux autres, pas simplement pour éclairer mon histoire, mais parce qu’ils ont une autre histoire et donc une autre vision du monde, il y a un très grand risque que me tournant vers mon passé, je sois un ruminant, je sombre dans le ressassement. C’est pourquoi dans mon livre, j’explique bien qu’il faut aller vers le passé et vers l’avenir, mais il faut surtout aller vers les autres pour être sûr d’avoir cet élément d’altérité, cette ouverture qui fait que je ne m’enferme pas dans mon passé. Et c’est d’ailleurs le cas de beaucoup de gens qui ont un passé très douloureux et qui pourtant ne ressassent pas. Si on prend Simone Veil qui raconte sa vie ou son expérience des camps, si on prend Georges Semprin qui dans son chef d’œuvre, l’écriture et la vie, si on pense à Marceline Loridan-Evans qui a aussi été dans les camps avec Simone Veil, on se dit c’est dingue, ces personnes ont un passé extrêmement traumatique, le plus traumatique qu’on puisse imaginer. Et pourtant, elles ressassent moins que certains qui ont juste des petits problèmes avec leur enfance. C’est bizarre.

Charles Pepin:

Et pourquoi Parce que ces gens sont tournés vers les autres, parce qu’ils veulent témoigner, ils veulent montrer ce que c’est que l’essence de l’antisémitisme pour peut-être qu’on lutte mieux contre, ils veulent montrer ce que c’est que le racisme et comment ce racisme est persiste, comment on peut le combattre. Ils veulent au fond apporter quelque chose aux autres Et c’est pour ça qu’ils ne sont même pas dans le ressassement, alors qu’on pourrait imaginer qu’on ne pourrait pas s’en sortir. Donc, j’ai l’impression que le souci de l’autre, la curiosité pour le monde de l’autre et l’amour de l’altérité, c’est un ingrédient qui permet de se tourner vers son passé sans ressasser.

Grégory:

En fait, ce que tu dis, c’est que quand tu es dans la transmission, quand tu es tourné vers les autres et que tu… Parce que J’ai cet exemple-là dans ma tête d’une personne assez proche qui, justement, qui se renferme sur elle et qui, du coup, ressasse énormément. Et à la différence de moi, où j’ai tendance à vouloir transmettre, c’est ce que je fais avec ce podcast. C’est ce que je fais. Je pense que c’est le sens principal de ma vie, comme toi, j’imagine, de transmettre, pour toi que tu donnes des cours, enfin bref, tu vois, voilà. Est-ce que ça, ça permet de moins ressasser Tu ressasses quand même, j’imagine, mais beaucoup moins

Charles Pepin:

Alors, que qu’il y ait des choses douloureuses dans le passé qui font de nous des ruminants, évidemment, partiellement, mais la transmission, oui, ça change tout. Se tourner vers les autres, mais aussi vers le monde et pas simplement se tourner vers soi. Dans la passe arrière de rugby, qui est la métaphore centrale de mon livre, les joueurs vont de l’avant en se tournant vers l’arrière. Voilà, ça veut dire qu’il y a une façon de regarder vers le passé qui permet d’aller de l’avant, mais il se tourne aussi vers les autres et ils se transmettent le ballon comme en relais, on se transmet le bâton. Alors transmission, j’ai un peu de problèmes avec le mot parce qu’il fait un peu mécanique, courroie de transmission, comme si on savait exactement ce que l’on transmet. Mais c’est quand même l’idée, j’aime bien l’idée de se tourner vers les autres, comme si la solution était plutôt là. Vous savez, parfois, tu sais, parfois, tu sais, parfois, on est en conférence, on discute et en fait, on n’a pas… Tu sais, parfois, on est en conférence, on discute et en fait, on n’a pas…

Charles Pepin:

Tu sais, parfois, on est en conférence, on discute, ou alors on a un problème existentiel. Attends, ça va gueuler. Tu sais, parfois, on est en conférence, on discute, on a un problème existentiel et on cherche, on cherche, ça ne vient pas. Parfois, il suffit de se tourner vers les autres et tout change.

Grégory:

Tu vas m’en vouloir. Donc, tu as fait cette conférence lundi et tu as répété cette phrase et je ne l’ai pas noté et je ne m’en souviens pas. Mais j’aimerais bien que tu me la répètes parce que c’était vraiment la phrase qui pour toi était essentielle.

Charles Pepin:

Je m’en souviens Fifi Antoine et je ne t’en veux pas. Pourtant, j’ai fait un comique de répétition en la faisant répéter

Grégory:

au public. C’est moi qu’on puisse dire.

Charles Pepin:

Je suis ce que mon passé a fait de moi, mais je ne suis pas simplement cela. Ça veut dire que oui, je suis héritier, mais je ne suis pas simplement cela. C’est aussi très intéressant pour penser peut-être un statut de victime. Oui, je suis victime d’une enfance douloureuse, de maltraitance, de viol, de déportation, mais je ne me réduis pas à cela. Et attention, ne pas se réduire à cela n’empêche pas d’assumer, n’empêche pas d’être… Mais attention, ne pas se réduire à cela. N’empêche pas d’être reconnu dans sa souffrance légitime. Simplement, il ne faut pas que mon passé me donne une essence et que je garde ce mouvement par lequel je ne suis pas simplement ce que mon passé a fait de moi.

Charles Pepin:

Toute l’idée, c’est mon passé a fait de moi cela et je vais transformer, je vais faire quelque chose avec ce que mon passé a fait de moi. Alors évidemment, dans certains cas extrêmement traumatiques, comme notamment des viols incestueux. J’ai lu le livre de Neige, Cineau, Tigre, triste tigre, qui parle de ça. On se dit que dans certains cas, par exemple, cette jeune fille a été abusée par son beau-père de ses 9 ans à ses 14 ans. Et là, on se dit dans des cas comme ça, il y a ce que mon passé a fait de moi. Parfois, je ne peux pas en faire quelque chose. Ça bloque parce que c’est trop traumatique. J’en suis bien conscient.

Charles Pepin:

Mais en règle générale, on peut quand même essayer de se dire voilà, mon passé a fait de moi cela et cela je vais essayer de le transformer.

Grégory:

Et alors peut-être la dernière question mais qui est essentielle qu’est ce qui se passe quand on perd la mémoire

Charles Pepin:

Quand on perd la mémoire, dans le cas d’Alzheimer, on perd la mémoire épisodique mais par exemple la mémoire procédurale demeure, on sait encore faire une omelette, on sait encore tondre son jardin, des choses comme ça. On se perd soi-même, on perd son identité. Le pire, c’est que comme on ne perd pas la mémoire complètement, on a des blocs qui reviennent, Mais donc on perd l’espèce de fil continu qui est le point commun entre ces différents souvenirs. Le sentiment d’une continuité de la subjectivité au cœur de la diversité des souvenirs. Donc au fond, on perd le sentiment de son identité. Et ça veut dire aussi qu’on perd quelque chose de crucial dans la relation aux autres, car les autres, parfois, ne me reconnaissent pas. Moi, je ne me reconnais pas vraiment. Et c’est là qu’on voit que John Locke avait raison.

Charles Pepin:

Je me souviens donc je suis et qu’on voit qu’une atteinte dans la mémoire est une atteinte identitaire.

Grégory:

Est-ce qu’il y a un conseil, je ne sais pas s’il y a un conseil d’ailleurs, que t’aimerais que les gens… Avec lequel t’aimerais que les gens repartent

Charles Pepin:

Alors un conseil, ce n’est pas le terme, parce que je n’ai pas envie de donner des conseils, ce n’est pas mon métier, mais quand même, il y a une idée que j’aime bien. C’est de prendre ces souvenirs uniquement comme des indices. C’est-à-dire non pas des choses complètement fausses, non pas des vérités objectives, surtout pas, mais des indices. Et ça veut dire quoi, du coup Ça veut dire que mon rapport à mon passé peut être celui d’un enquêteur, d’un enquêteur curieux, presque comme si c’était quelque chose comme un mystère à élucider. Et on va finir vite. C’est gênant dans ce bruit. Si tu veux, je finis mieux là-dessus. C’est-à-dire, peut-être je refais la réponse.

Charles Pepin:

À partir du moment où on comprend que nos souvenirs sont des indices… À partir du moment où je comprends que mes souvenirs sont des indices, je me dis, je peux être curieux comme un enquêteur, je vais essayer de les déchiffrer et alors je vais me tourner vers les autres, car j’ai besoin des autres pour savoir comment déchiffrer un indice, comment on interprète un texte. Et on arrive au mouvement global au fond de mon livre c’est qu’il faut se tourner vers le passé, vers l’avenir mais aussi vers les autres et le monde et c’est cette articulation des trois mouvements qui je crois en fait n’en fait qu’un et c’est ça pour moi aller de l’avant.

Grégory:

Super, merci beaucoup Charles.

Charles Pepin:

Merci à toi Grégory.

Grégory:

Ce podcast s’appelle Vlant, comme tu le sais.

Charles Pepin:

Je crois

Grégory:

que c’est le troisième épisode

Charles Pepin:

qu’on fait Ouais je

Grégory:

crois. Je voudrais savoir à quoi tu veux ouvrir ou claquer la porte

Charles Pepin:

Alors je veux claquer la porte à la rumination et ouvrir la porte à l’avenir.

Grégory:

Parfait. Merci beaucoup.

Charles Pepin:

Merci à toi.

Grégory:

Je suis Grégory Pouy, vous pouvez me retrouver sur l’intégralité des plateformes sous le nom Greg from Paris. Si vous avez des idées pour des invités, si vous avez des commentaires, n’hésitez surtout pas à m’envoyer un message. Allez, merci et à bientôt

Description de l’épisode

Charles Pepin est philosophe et c’est un habitué du podcast.
Pour être sincère je suis très excité à l’idée de vous proposer cet épisode aujourd’hui car je le trouve particulièrement intéressant et parce que je sais qu’il va vous plaire.
Le dernier livre…

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Transcription partielle de l’épisode

VLAN! Podcast
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#277 Le pouvoir de la mémoire : vivre avec son passé pour avancer avec Charles Pepin
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Charles Pepin est philosophe et c’est un habitué du podcast, nous allons parler du pouvoir de la mémoire.
Pour être sincère je suis très excité à l’idée de vous proposer cet épisode aujourd’hui car je le trouve particulièrement intéressant et parce que je sais qu’il va vous plaire.
Le dernier livre de Charles, Vivre avec son passé, sorti chez Allary est à l’intersection de la neuroscience et de la philosophie et c’est passionnant.
Vous allez apprendre des tonnes de choses dans cet épisode.
Charles Pepin nous emmène dans un voyage à travers les méandres de notre passé, remettant en question notre perception de la réalité, de l’identité et de l’importance de nos souvenirs.

À travers des concepts philosophiques et des découvertes scientifiques, notre invité nous guide vers une réflexion profonde sur notre rapport au passé et sur les possibilités de le transformer. Découvrez comment les neurosciences révèlent que nos souvenirs sont constamment réinventés, que notre passé peut être réécrit et que notre cerveau se remodèle en permanence.

Alors, préparez-vous à plonger dans une discussion stimulante sur la construction de soi et la manière dont nous pouvons utiliser notre passé pour aller de l’avant.

Une partie des questions que l’on aborde :

1. Comment la plasticité neuronale affecte-t-elle notre capacité à changer les aspects problématiques de notre vie ?

2. Quelle est votre opinion sur l’idée que le passé est une reconstruction et non une réalité objective ?

3. Comment les pertes de mémoire peuvent-elles causer des crises identitaires et comment peuvent-elles être résolues ?

4. Pensez-vous que la remémoration du passé peut révéler ce qui compte pour vous et ce qui ne vous convient pas ?

5. Avez-vous déjà expérimenté des méthodes d’intervention dans le passé, comme le reparentage en thérapie des schémas ou l’habituation à des scènes difficiles ?

6. Croyez-vous que les souvenirs du passé puissent être ravivés par des stimuli sensoriels ?

7. Comment définiriez-vous ce qu’est réellement le passé et où se situe la frontière entre ce qui peut être réécrit et ce qui doit être accepté ?

8. Pensez-vous qu’en vous tournant vers les autres, vous pouvez vous retrouver vous-même et évoluer dans la relation avec votre passé ?

9. Comment percevez-vous l’importance de la transmission et quels sont les avantages d’aller vers le passé, l’avenir et les autres ?

10. Pensez-vous que notre perception du présent est influencée par notre passé, et si oui, comment cela peut-il affecter notre bien-être et notre épanouissement personnel ?

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Le transcript :

Grégory:

Je sais pas pour vous, mais moi dans mon travail sur moi-même, la mémoire, parfois transgénérationnelle, joue un rôle assez majeur. Et aujourd’hui on va se poser des questions sur cette mémoire, sur son passé. C’est quoi la place du passé Comment fonctionne notre mémoire Comment on peut éventuellement retravailler son passé Est-ce que c’est possible Qu’est-ce que nous apprennent les neurosciences sur ce sujet Qu’est-ce que nous apprend la philosophie Aujourd’hui j’ai l’immense plaisir de recevoir Charles Pépin, que vous connaissez sans doute. C’est, je sais plus, le troisième épisode je crois qu’on fait ensemble. Il a écrit un livre qui s’appelle « Vivre avec son passé, une philosophie pour aller de l’avant ». Et vous allez voir, Charles va encore vous surprendre parce que d’abord il parle beaucoup de neurosciences et on s’attend pas forcément à ça de lui. Et puis aussi, tout simplement parce qu’il amène une vision de l’usage du passé qui est sans doute à l’opposé de la manière dont vous l’envisagez. Je vous laisse écouter l’épisode.

Grégory:

Allez v’là, c’est parti Bonjour à toutes, bonjour à tous. Bonjour Charles.

Charles Pepin:

Bonjour, ça va Ça

Grégory:

va et toi

Charles Pepin:

Très bien.

Grégory:

Bon, on est passé par quelques aventures, j’avais oublié un câble, mais t’as eu la gentillesse de m’attendre, de me prêter ton vélo. Je suis rentré le chercher. Maintenant c’est du passé.

Charles Pepin:

Exactement, c’est du passé dont on se souvient. C’est du passé qui persiste dans le présent.

Grégory:

C’est quoi la place du passé dans nos vies

Charles Pepin:

Alors, la place du passé, on pourrait dire qu’elle est double, mais elle est toujours grandissante. C’est-à-dire qu’elle est d’abord de plus en plus grosse, puisque ça paraît une lapalisade, mais si on veut bien s’y arrêter, c’est plus surprenant que ça. Notre passé ne fait que grossir avec le temps. Chaque seconde de présent s’en va grossir le passé, si bien que Plus nous existons, plus nous avons de passé. Et l’autre existence du passé, c’est que ce passé n’est pas du passé. C’est très rarement du passé. Le passé c’est quelque chose qui persiste dans le présent, sous de multiples formes. Des formes presque grossières, comme le regret, le remords, le trauma assistant, l’inculpabilité, des choses comme ça.

Charles Pepin:

Mais aussi, et c’est très important, sous des formes beaucoup plus insidieuses comme des manières de percevoir des dégoûts des dégoûts des visions du monde une estime de soi ou son contraire. Et on s’aperçoit qu’il y a plein, plein, plein de présences du passé. Et le propos de Monnet, c’est de dire voilà, il faut essayer d’être à l’écoute, de mesurer toutes ces présences du passé pour prouver avec tout ce passé, finalement, qui ne passe pas, soit la bonne distance, soit le rapport qui nous permet d’aller de l’avant.

Grégory:

On se sent souvent prisonnier du passé, c’est à dire que dans tous les trucs que tu as nommés, il y en a plein, c’est à dire en fait ça peut être des mauvaises mémoires, mais ça peut être des traumas, ça peut être aussi des mécanismes,

Charles Pepin:

des habitudes,

Grégory:

des réflexes, des choses qui sont… Et tu en parles dans le livre, des choses qui sont… Que tu répètes de manière complètement inconsciente, par exemple des schémas de répétition, c’est hyper présent et souvent on a tendance à penser qu’on est un peu esclave de son passé. Maintenant, il y a eu toute cette tendance autour des mémoires transgénérationnelles, etc. Alors,

Charles Pepin:

une petite remarque d’abord, parce que le ton de notre entretien tout de suite se concentre sur le passé douloureux. La moitié de mon livre, c’est le passé heureux. C’est de dire qu’il y a aussi des jolies choses dans le passé qu’il faut apprendre, car ça s’apprend à se réchauffer à la flamme des bonheurs passés. Donc ça je le précise tout de suite. Et ensuite je réponds maintenant à ta question, on est prisonnier du passé Grosso modo oui. Simplement c’est une prison dans laquelle on peut sortir. Mais on peut sortir à la condition d’abord de comprendre qu’on est en prison. C’est ça l’idée, c’est qu’on est héritier de plein de choses.

Charles Pepin:

Le schéma de répétition que tu as évoqué, c’est le pire. C’est vraiment l’erreur est humaine, mais la répétée est diabolique. C’est ça le proverbe si on le va jusqu’au bout. Ça, c’est la prison, la pire. Mais il y a plein de prisons qui sont des schémas mentaux, des visions implicites. En neurosciences, on parle de mémoire sémantique implicite pour dire toutes ces visions du monde, des autres ou de soi qu’on ne se sait même pas avoir et qui nous travaillent. Mais l’illusion, ce serait de penser qu’on va s’en désintéresser, qu’on va laisser ça dans le passé parce qu’évidemment, ça nous travaille d’autant plus qu’on ne veut pas le voir. Et mon propos, c’est de dire qu’il faut bien savoir quels sont nos héritages si nous voulons devenir fondateurs Alors après, il n’y a pas que de l’accueil, il n’y a pas que de l’analyse.

Charles Pepin:

Il y a aussi de la recomposition, du retravail, de la réinterprétation et d’une certaine manière, la possibilité d’un voyage dans le passé pour presque le recomposer et redonner une chance à l’avenir.

Grégory:

Tu as utilisé le mot de neurosciences et moi ce qui m’a marqué quand j’ai lu le livre c’est qu’il y a en fait une grosse partie finalement où tu donnes beaucoup de place aux neurosciences et peut-être que tu nous pourrais nous parler des cinq typologies de mémoire qu’on peut avoir. Ça c’est un truc que je ne connaissais pas, comme plein de choses dans le livre par ailleurs, mais les cinq typologies de mémoire c’était…

Charles Pepin:

Oui c’est très important. D’abord une remarque générale, C’est vrai que le livre que je pensais écrire, quand j’ai eu l’idée d’écrire sur le passé, a changé au contact de mon approfondissement des connaissances les plus récentes en neurosciences. Grosso modo, je pensais écrire un livre sur l’acceptation, sur l’accueil, puisque j’avais fait avant trois livres qui étaient toujours des philosophies de l’accueil, les vertus de l’échec, ne pas être dans le déni, la confiance en soi, accueillir l’absence de confiance et la rencontre, accueillir l’imprévu, grosso modo. Et donc là, je pensais continuer cette trilogie et dire que le passé, c’est ce qu’il faut accueillir, c’est ce avec quoi il faut faire la paix. J’avais notamment adoré le livre d’un psychothérapeute Jean-Louis Monestès, chez Odile Jacob, qui porte pour titre « Faire la paix avec son passé », mais qui est un livre de thérapeute. J’avais un peu l’ambition de faire le livre de philosophie. Mais on arrive à ta question, quand les neurosciences te disent qu’un souvenir est en grande partie une reconstruction, une fiction, quand les neurosciences te disent que dans le cerveau, les souvenirs ne sont pas localisés, qu’il n’y a pas tant que ça, enfin, il y a une petite trace matérielle, mais que c’est surtout quelque chose qu’on n’arrive pas à localiser. Quand on t’explique que dès que tu te souviens, tu vas chercher un souvenir dans la mémoire de long terme, qu’il est retravaillé dans la mémoire de court terme, et j’arrive à ta question qui s’appelle aussi mémoire de travail, et que donc à chaque fois que tu te souviens, Tu réinventes en partie, comme les romanciers le savaient, mais là c’est démontré scientifiquement.

Charles Pepin:

Alors tu te dis mais au fond, qu’est-ce qu’il y a à cueillir Avec quoi il faut faire à la paix si je peux changer ce qui est problématique Alors changer en partie. Évidemment qu’il y a des épisodes qui ont eu lieu. Mais il y a beaucoup de choses que je peux changer. Et puis, plus fondamentalement, et ça, c’est pas récent, mais moi, je n’étais pas un spécialiste et j’ai découvert à quel point c’était vrai. C’est que ce qu’on appelle la plasticité neuronale, la plasticité cérébrale, ça fait 30 ans qu’on le sait, mais ça veut quand même dire que dans ton cerveau, tout se remodèle sans cesse, tout se régénère, tout se recompose avec des nouvelles connexions neuronales. Donc là aussi, tu te dis mais au fond, si tout bouge dans mon cerveau, pourquoi j’aurais accepté un passé qui serait intangible, fixe, objectif, qui d’abord serait passé et qui serait objectif et fixe Et en fait, non, il n’est pas passé, il persiste dans le présent et il n’est pas objectif, il est une reconstruction. Donc, j’ai changé de livre et j’ai dit voilà, maintenant, la question, c’est il faut faire la part des choses entre ce qu’il y a à accueillir et ce dans quoi on peut intervenir, étant entendu que l’accueil est une dimension beaucoup moins centrale que je le pensais, même si elle persiste. Maintenant, je te réponds.

Charles Pepin:

Il y a cinq mémoires. D’abord, il faut savoir qu’on pourrait avoir d’autres typologies. En vérité, ce n’est pas si précis que ça, mais c’est une façon pour la science de donner un tableau du

Grégory:

cerveau.

Charles Pepin:

La mémoire épisodique, c’est la mémoire des épisodes vécus. On se souvient que tel jour on a eu tel diplôme, que tel jour on a divorcé. Donc c’est les épisodes vécus. La mémoire sémantique, c’est les notions qu’on a inférées et qu’on a retenues de ces épisodes vécus. Mais il faut distinguer la mémoire sémantique explicite, c’est je sais qu’une table s’appelle une table, qu’un oiseau s’appelle oiseau, que la liberté c’est un concept, de la mémoire sémantique implicite qui nous intéresse beaucoup plus, où là, c’est des règles de vie implicites, des schémas de pensée qu’on a inférées des épisodes vécus. Et cette distinction est passionnante parce qu’en thérapie, ce qui va se passer, et même parfois la vie s’en charge, c’est qu’on peut attaquer, détruire ou en tout cas remodeler des schémas de vie implicites, des schémas de pensée implicites, même si on ne peut pas effacer les épisodes vécus. Ça, c’est la mémoire épisodique. Alors, malgré le film de Michel Gondry, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, qui est un très bon film, en réalité, on ne pourra jamais faire ça.

Charles Pepin:

On pourra peut-être en parler après, mais on ne pourra jamais écraser un mauvais souvenir et le faire disparaître. En revanche, on peut, la vie parfois sans charge, mais des thérapies aussi, intervenir sur la règle de vie implicite qui nous entrave, qui nous handicape et qui est dans la mémoire sémantique implicite. Ensuite, il y a la mémoire procédurale, c’est les gestes, habitudes. Ensuite, il y a la mémoire de travail, c’est la mémoire de court terme que j’évoquais tout à l’heure, qui est comme une zone pour retraiter les données de la mémoire de long terme et les renvoyer dans la mémoire de long terme. Et Enfin, il y a la mémoire sensorielle, qui est la mémoire d’une seconde, de la perception, qui permet de faire le tri. Parce que la mémoire fait toujours le tri. Elle conserve ce qui est utile pour l’avenir. Et la révolution dans la vision de la mémoire, de ces neurosciences.

Charles Pepin:

Et c’est ça qui a déclenché mon livre. C’est que la mémoire ne sert pas à conserver le passé. La mémoire sert à faire des prévisions sur l’avenir à partir de ce qu’elle conserve du passé. La mémoire est prédictive. Autrement dit, notre mémoire, et c’est ce que disent les neuroscientifiques, j’ai eu de très belles discussions avec Lionel Nackage, dont j’ai lu les livres, avec Albert Mouqueber. Ce que disent ces neuroscientifiques, c’est qu’au fond, la mémoire est tournée vers l’avenir. C’est la mémoire du futur. Alors, évidemment, elle est tournée vers le passé, mais pas du tout dans une logique de conservation objective de ce qui a eu lieu, pour qu’on fasse des inférences statistiques de ce que pourrait être l’avenir.

Charles Pepin:

Et du coup, le sous-titre de mon livre s’explique. Philosophie de la mémoire, vivre avec son passé, une philosophie pour aller de l’avant. C’est qu’au fond, le problème souvent, c’est que j’ai vécu un truc douloureux, une humiliation, une adolescence difficile ou même une scène et à partir de là je fais des inférences statistiques abusives et on va essayer de corriger ça pour relancer la marge vers l’avenir. Je prends un exemple, j’ai été… Ça m’est pas arrivé d’ailleurs mais c’est un exemple jeudi jeudi pour fiticher, j’ai été harcelé au collège ou au lycée, j’ai vécu quelques épisodes douloureux pendant deux ans, quelques fois, et du coup j’en ai inféré de ces épisodes, mémoire épisodique, une règle de vie implicite que je n’arrive même pas à nommer. Et cette règle de vie, c’est pour pas que ça arrive à nouveau, pour pas que je sois de nouveau blacklisté ou humilié ou cloué au pillory. Et du coup, je reste dans l’ombre. Je ne fais pas de vague, je ne prends pas la parole en public, je ne déclare pas mon amour, je ne candidate pas à un poste important parce que je ne veux surtout pas que de nouveau on me tombe dessus et qu’on me harcèle ou qu’on m’humilie.

Charles Pepin:

Bien en fait, cette règle de vie là, d’abord souvent on n’en est pas conscient. Elle est dans une mémoire qui ne fonctionne pas comme la mémoire épisodie, qu’on appelle la mémoire sémantique implicite. Et on peut la travailler. Parfois, la vie s’en charge. Vous pouvez tout à fait, la vie peut vous offrir une expérience où le hasard fait que vous prenez la lumière, que vous sortez du rang et que tout le monde vous aime et vous découvrez que vous n’aviez aucune raison de rester dans l’ombre depuis 25 ans. Il y a une très belle scène comme ça dans Persepolis de Marjane Satrapi où la jeune héroïne, Elle est persuadée que le bonheur d’une femme, c’est d’être heureuse avec son mari. Elle vient de se marier. Elle pense qu’il faut aimer pour la vie.

Charles Pepin:

Et elle est effondrée parce que ça se passe mal avec son mari. Et elle va pleurer chez sa grand-mère. Et sa grand-mère dit « mais qu’est-ce que tu as ma petite

Grégory:

»

Charles Pepin:

Donc c’est un climat de guerre en plus. On a peur qu’elle ait des morts et tout. Et elle a peur, elle a peur de dire ce qui va pas. Pour elle, c’est horrible que son mariage batte de l’aile au bout de 6 mois. Et dès qu’elle lui dit ça, en pleurant, sa grand-mère éclate de rire avec beaucoup d’amour et d’empathie. Elle dit mais c’est juste ça, ma petite fille. Mais on s’en fout de ton mariage. C’est pas grave, il y en aura d’autres.

Charles Pepin:

Et soudain, cette phrase de la grand-mère, elle produit cette déconstruction d’un schéma implicite dans la mémoire sémantique implicite et elle change sa vision du monde. Cette vision du monde, voyez-vous, elle était, ou Cette vision du monde, vois-tu, elle était produite par le passé. Elle était héritée du passé. Et autant, on ne peut pas changer le passé, mais on peut changer les règles de vie que ce passé a gravé en moi. Heureusement, pas gravé de façon indélébile. C’est là qu’il y a un espoir très important pour vivre mieux. Mais j’insiste, il y a les thérapies, mais il y a la vie. Et les thérapies, c’est juste quand la vie ne suffit pas.

Charles Pepin:

Mais bien souvent, la vie suffit.

Grégory:

Donc tu dis, j’avais cette question à quoi ça sert la mémoire. Et en fait, la mémoire, ce que tu dis, c’est que ça sert à prévoir l’avenir. Donc ça, c’est un point de vue qui est intéressant parce que ce n’est pas la manière dont on envisage la mémoire.

Charles Pepin:

Oui, de toute façon, l’homme ne conserve pas gratuitement. De toute façon, Nietzsche l’avait déjà vu. Quand on se tourne vers le passé, c’est pour l’avenir. C’est parfois, mais encore rarement pour mieux vivre au présent, mais c’est pour aller de l’avant. Dans la seconde considération intempestive, un très joli texte de Nietzsche, qu’on appelle parfois aussi seconde considération inactuelle, Il dit que l’utilité des études historiques, l’utilité de se tourner vers le passé, c’est de construire l’avenir et que de ce point de vue-là, il n’y a pas d’objectivité du passé. Ce qui compte, c’est quel est le rapport au passé qui ouvre un bon rapport à l’avenir Et ça, c’est passionnant aujourd’hui par rapport à la fois à une certaine crispation réactionnaire. C’est sûr que quand on voit Éric Zemmour, on n’a pas l’impression qu’il soit très heureux et qu’il aille beaucoup de l’avant parce qu’il est crispé, parce qu’il essentialise son passé. Mais à l’inverse, symétriquement, dans une certaine idéologie woke, il y a de même un rapport au passé qui n’ouvre pas l’avenir.

Charles Pepin:

Quand on veut juste déboulonner dans une rage vengeresse, on ne construit pas l’avenir non plus. Donc je pense que ce qui est bon dans l’esprit Walk, c’est l’esprit critique. Mais il faut que quand on déboulonne une statue, on ait aussi envie d’en construire d’autres et de construire le monde de demain. Donc voilà, ce qui m’intéresse, c’est quel est le rapport au passé qui ouvre un rapport à l’avenir Et cette question, c’est celle de Nietzsche.

Grégory:

Alors du coup, ce que tu dis, ce n’est pas je pense dont je suis, c’est je me souviens dont je suis.

Charles Pepin:

C’est ça Alors ça, c’est la question de l’identité. C’est sûr que dit comme ça, c’est un peu provocateur, mais quand j’arrive à ça dans mon livre, j’ai mis 30 pages à

Grégory:

y arriver. En fait,

Charles Pepin:

c’est pour poser la question de l’identité. Il

Grégory:

faut que les gens lisent le livre.

Charles Pepin:

Oui, c’est une bonne idée, mais je vais quand même essayer de répondre. C’est qu’au fond, la question de l’identité est une énigme très complexe. Qu’est-ce qui fait que moi, je suis moi Qu’est-ce qui fait que toi, Grégory, tu es Grégory Personne n’a vraiment la réponse. Pour tous les psychanalystes, le moi est protéiforme et il n’y a pas vraiment d’unité centrale. D’un point de vue physiologique non plus, en 7 ans, toutes les cellules de ton corps se sont régénérées. Ton cerveau est plastique. Bon bref, alors l’ADN peut-être, mais est-ce que toi, tu te sens vraiment… Est-ce que tu t’identifies à ton ADN Je ne suis pas sûr.

Charles Pepin:

Donc la question, c’est La réponse des croyants dans l’histoire de l’Occident, ça a été, c’est Dieu qui assure la permanence de mon âme et c’est en Dieu que j’existe. La réponse de Descartes, qui est croyant à sa manière, mais de façon un peu subversive, c’est, je peux douter de tout, mais quand je vois que je pense je sais que j’existe donc je pense donc je suis”. C’est pas très convaincant parce que le fait de penser ça me dit pas qui je suis dans ma singularité et dans mon identité. Et alors il y a eu beaucoup d’attaques très radicales des philosophes relativistes ou empiristes comme David Hume qui ont dit mais en fait si je me retourne sur moi-même et que je cherche le moi, que je cherche mon identité, je ne la trouverai pas. J’aurai ce souvenir puis cet autre, cette impression puis cet autre dans un ensemble hétérogène, fluctuant, mobile, incohérent. Et Il s’est arrêté là avec une radicalité sublime, David Hume est le plus grand génie de tous les temps. Mais il a un peu de mauvaise foi. Et un autre anglais qui arrive un petit peu après, John Locke, lui dit mon ami David, tu fais semblant de ne pas voir que quand tu te souviens de ce souvenir il y a 35 ans et de ce souvenir il y a 20 ans et de ce souvenir il y a 5 ans, en fait, c’est toujours toi qui te souviens.

Charles Pepin:

Et qu’il y a peut-être un point commun entre tous ces souvenirs, c’est que c’est la même personne qui les a vécus. D’où la proposition dingue de John Locke qui est de dire que l’identité et la mémoire vont ensemble. Et on le voit bien quand on a des patients atteints d’Alzheimer, qu’ils ne savent plus qui ils sont et que parfois même, nous les proches, on a du mal à les reconnaître. Donc, et c’est aussi ce que filme merveilleusement David Lynch, quand il y a des pertes de mémoire, il y a des crises identitaires. On voit souvent ça dans ses films. Ça veut dire que si je veux savoir qui je suis, il faut que je me souvienne de mon chemin de vie, de mon histoire. Et ceci pour une autre raison, Grégory, c’est que ce n’est pas simplement que je me souviens de manière un peu proustienne, entre la diversité de mes souvenirs, au milieu de cette multiplicité, je sens la présence de mon moi. C’est aussi que je vais, en me retournant sur mon passé, entendre ce qui compte pour moi et ce qui ne m’a pas plu, là où je ne me suis pas rencontré, là où ce n’était pas bon pour moi et inversement, là où c’était bon pour moi.

Charles Pepin:

Par exemple, si tu te retournes sur ton passé, tu vas voir que telle rencontre t’a fait du bien, que tel autre t’a diminué. Tu vas voir que tel métier ou tel poste t’a éveillé, que tel autre t’a écrasé. Et tu vas alors reconnaître le moment où la vie est faite pour toi. Ce que dit Bergson, le moment où s’élève la mélodie intérieure de ta subjectivité. Bref, Il faut reconnaître cette note. Et c’est grâce à la reconnaissance de cette note, on pourrait dire identitaire ou singulière, mais plus subjective, que tu vas pouvoir aller de l’avant d’une manière qui te correspond, d’une manière qui chante et qui t’appelle. Mais si tu es amnésique, Si tu es dans l’illusion moderne d’aller de l’avant sans t’intéresser à ton passé, si tu veux faire du passé table rase comme dit Marx, ou même Sartre, si tu veux être un existentialiste qui pense que seul l’avenir importe, que le passé n’est pas du tout une détermination importante et qu’il n’y a qu’une situation de départ, bien tu ne vas pas pouvoir reconnaître cette note qui est faite pour toi. Tu ne vas pas savoir reconnaître cette mélodie intérieure de ta subjectivité propre qui évoque joliment Bergson.

Charles Pepin:

Et alors, en tout cas c’est ma thèse, tu vas te cracher ou alors tu vas être coupé de toi-même, tu vas être scindé. Bref, tu ne pourras pas aller de l’avant de manière accomplie.

Grégory:

Alors du coup, est-ce que je peux devenir ce que je souhaite Tu vois, parce que dans la logique de Sartre, dans ce que tu dis, en tout cas je me dis, mais alors, si je dois vivre avec mon passé, si j’ai le poids du passé, est-ce que je peux, justement, me transformer et devenir ce que je veux, ce que je souhaite

Charles Pepin:

Non, je ne le dirais pas comme ça. C’est trop volontariste. On a l’impression que c’est Tony Robbins qui fait sa conférence devant 50.000 personnes en les faisant sauter en disant je veux donc je peux, je suis une étoile, je veux devenir cette étoile. Il est fascinant Tony Robbins mais il est quand même un peu caricatural. Je n’irai pas jusque là. Je commencerai par dire le contraire. C’est que je suis d’abord très influencé par ce que je n’ai pas choisi et qui m’est tombé dessus par le passé. Donc je commencerai par aller dans l’autre sens.

Charles Pepin:

C’est-à-dire que je suis assez peu libre, je suis très conditionné, voire déterminé, à la fois socialement évidemment, mais aussi par la vie psychique de mon enfance, par tout ce que j’ai refoulé au sens freudien. Bref, il n’y a pas beaucoup de liberté. Maintenant la question, c’est comment je la reconquier, et comment je peux saisir, non pas la liberté totale que tu as évoquée sur le mode, je vais devenir ce que je veux devenir, mais comment la vie peut me permettre de ressaisir un peu de liberté Assez en tout cas pour être heureux, pour avoir des moments de joie et pour avoir le sentiment de progresser au fond et d’aller vers moi-même, de me réaliser. Moi, ma réponse, c’est d’abord en consentant à l’absence de liberté, d’abord en comprenant que je suis ce que mon passé a fait de moi, que j’ai pas choisi mon passé, j’ai pas choisi de passer des générations d’avant d’ailleurs en psychogénéalogie, j’ai pas choisi les traumas de mes parents, J’ai pas choisi la place dans la fratrie qui est la mienne. J’ai pas choisi de me faire jeter à 13 ans par mon premier amour. J’ai pas choisi d’avoir un prof tyrannique qui m’a humilié. J’ai pas choisi de tomber sur ce prof merveilleux qui m’a ébloui avec Proust et Rimbaud. J’ai pas choisi que la vie m’offre une histoire d’amour merveilleuse à 18 ans.

Charles Pepin:

J’ai pas choisi, en fait, Ça m’est arrivé. C’est mon passé. J’adore cette chanson de Kerry James, les traces de mon passé. Le titre, c’est pas ça. Si c’était à refaire. C’est une chanson de Kerry James, d’ailleurs produite par mon ami Sylvain Aurel à l’époque dans son studio. Et c’est une chanson où il dit voilà, on choisit pas son passé et on choisit pas la manière dont sont passés nos marques. Maintenant, une fois qu’on a dit ça, je crois qu’on peut faire quelque chose de ce que son passé a fait de soi.

Charles Pepin:

Autrement dit, à partir du moment où il y a connaissance, acceptation, curiosité, éveil, montée en conscience, on reconquiert de la liberté. Mais on ne pourra fonder de la nouveauté que dans la conscience de son héritage. Pour le dire de façon un peu provocatrice, moins on est libre, plus on est libre. Moins on est libre, mais en le sachant, en y consentant, en l’analysant, plus on peut reconquérir de liberté. Comme je t’ai vu froncer les sourcils alors qu’on est ensemble, j’imagine les auditeurs. Donc je répète cette phrase. Moins on est libre, plus on est libre. Oui, c’est mon affirmation, mais je m’explique.

Charles Pepin:

De toute façon, on est peu libre. Il y a du conditionnement social, économique, culturel, inconscient, familial. Mais il faut reconquérir la liberté par la connaissance. Ça, c’est très spinosiste, c’est très Nietzschean. Mais si on est dans le déni, si on chante comme Brel, on peut tout oublier, tout peut s’oublier, ne me quitte pas. On peut réinventer l’avenir sur une base nouvelle, comme si on pouvait appuyer sur une touche Reset et annuler le passé. C’est tellement illusoire, c’est un tel déni qu’on va se prendre le passé en pleine gueule. Ça va revenir ce qu’on appelle en psychologie l’effet rebond.

Charles Pepin:

L’effet rebond, il est très automatique. Alors, ce n’est pas à 100%, Mais je ne sais pas, mettons, c’est quasi automatique que le passé que j’ai évité un jour fait retour, comme des flashs traumatiques ou parfois juste des schémas de pensée implicites, sans que ce soit un flash traumatique. Mais je ne sais même pas ce que je trimballe. Je ne sais même pas de ce dont j’hérite. Un philosophe que j’aime bien aussi, c’est Benjamin Biollet. Quand il chante Ton héritage, il parle à son enfant, il dit c’est ta chair, ton sang, c’est comme ça, il va falloir faire

Grégory:

avec, ou

Charles Pepin:

plutôt sans, c’est très bien écrit. Ça veut dire qu’au fond, de toute façon, tu fais avec. Et c’est ça le livre, faire avec son passé. Ce n’est pas vivre dans le passé, surtout pas ressasser, mais c’est faire avec. Et au début du avec, il y a savoir, monter en conscience. Et donc, en effet, interroger les frères et sœurs, les oncles, chercher des archives, fouiller. Aujourd’hui, les jeunes, leur quotidien est archivé par des photos et des vidéos depuis la naissance. C’est intéressant.

Charles Pepin:

Nous, moi, j’ai 50 ans, moi, j’ai pas ça. Mais mes enfants qui ont 16, 19 et 21, ils ont ça. C’est-à-dire qu’ils ont un archivage de leur vie depuis leur naissance. Et comme les souvenirs sont des indices, c’est pas objectif, mais c’est des indices à déchiffrer, peut-être que cette jeune génération, elle va avoir plus d’indices. Donc elle va peut-être mieux se connaître. Donc c’est très intéressant. Mais ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut pas se laisser faire. Mais en général, la modernité des gens un peu volontaristes, certains coachs un peu caricaturaux, mais ils ne sont pas tous, mais certains ou certains psys ou même certains romanciers un peu filgoules, ils vont dire en fait, tout est possible.

Charles Pepin:

Voilà, tu peux, tout est possible. Mais non, tout n’est pas possible. En revanche, le peu de choses qui est possible, si je veux saisir cette chance, prendre la fenêtre, prendre l’ouverture et transformer l’essai, il faut que je me tourne vers mon passé et je me demande tout ce qu’on a déjà évoqué, qu’est-ce qu’il a chanté, comment ça a chanté, qu’est-ce qu’il m’a parlé, qu’est-ce qui a été beau et surtout de quoi je suis l’héritier, de quelle enfance je suis l’enfant. Bref, quels sont tous ces poids que j’ai en moi dont je peux m’alléger à la condition de d’abord les accepter

Grégory:

J’ai discuté avec un thérapeute sur un truc que je fais de manière récurrente. Il m’a posé cette question que j’ai trouvé très belle. Il m’a dit, c’est en anglais, mais « How is it a solution » Comment c’est une solution Si tu le fais, c’est que ça doit être une solution à quelque chose. Pourquoi c’est une solution Et j’ai trouvé cette question vachement intéressante. C’est-à-dire qu’en fait, tu vois ce que je veux dire

Charles Pepin:

Oui, il postulait que ce que tu faisais était une solution.

Grégory:

Par définition, parce que tu le répètes.

Charles Pepin:

Moi, je le répète. C’est intéressant, à mon avis, c’est intéressant comme méthode, mais je pense moi que c’est faux. C’est-à-dire que, je m’explique, il y a cette idée que tout est bien, au fond, que tout est bien. C’est-à-dire qu’il y a cette idée qu’on voit un peu aujourd’hui en psychologie positive qui est que, de toute façon, ça va dans le bon sens. C’est un peu ça. Si tu le fais, c’est que c’est la solution à quelque chose. J’aime bien ce que ça peut créer en toi de dire ça. Je trouve ça un peu trop optimiste.

Charles Pepin:

Ce qui est sûr, c’est que ça a sa place dans ta vie psychique. C’est que ça te permet effectivement, on joue avec les mots, mais je vois l’idée, ça te permet de régler quelque chose, d’équilibrer quelque chose. Ou alors on pourrait dire c’est la solution maintenant, mais peut-être ce n’est pas la solution de demain. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a une manière de dire voilà, ça a du sens en fait. Si mon passé a produit en moi cette réaction, cette adhésion à la telle vision du monde, ça a du sens. Mais là où ça m’agace un peu quand même, c’est que parfois, C’est la mauvaise solution.

Grégory:

C’est complètement la mauvaise solution.

Charles Pepin:

Donc du coup, ça arrive. Et c’est bien ça qu’on voit avec ces thérapies que j’évoque dans mon livre. On ne peut pas rentrer dans les détails, c’est un peu technique, mais on peut au moins les nommer. Thérapie acte, thérapie de la cohérence, thérapie des schémas. Et d’ailleurs, toutes ces thérapies, et parfois la psychanalyse Freudienne, Lacanienne le permet. Moi, je suis pour qu’on arrête la guerre des sectes, la guerre des chapelles et qu’on propose enfin, pour le bien-être de tout le monde, des patients et de tout le monde, une approche intégrative. Mais parfois, ce que te disent ces psys, ou ce qu’ils te permettent de comprendre, ou ce que la vie te permet de comprendre, c’est que la solution n’est pas la bonne. C’est qu’en fait, tu penses mal, tu regardes mal le monde.

Charles Pepin:

Tu as une idée de ce que c’est que l’amour, l’amitié, le travail, les rapports humains, qu’il faut casser. En fait, Tu as une mésestime de toi, une absence de confiance en toi qu’on peut déconstruire parce que, encore une fois, elle vient du passé, mais en étant une erreur statistique, c’est-à-dire une inférence statistique, une généralisation abusive. Et c’est très intéressant ce regard. Par exemple, il y a des gens, ils ont réussi plein de choses et ils se sont plantés une fois ou deux et ils ne se souviennent que de ces échecs. Et à partir de là, ils en infèrent une loi comme quoi il ne faut pas être audacieux, il ne faut pas prendre de risques parce qu’on va se planter et être humilié. Mais en fait, si on a un peu un œil probabiliste ou statisticien, ça n’a pas de sens. Il y a eu beaucoup plus de succès que d’échecs, par exemple. Et donc, si on comprend que la mémoire fait des prévisions à partir du passé, ce qui est la base de mon livre et ce qui est très surprenant, alors on comprend qu’il faut régler la manière de faire des prévisions à partir d’un passé.

Charles Pepin:

Et c’est l’objet de toutes ces thérapies que j’évoque dans mon livre.

Grégory:

Je vais poser la question que tout le monde se pose depuis qu’on se parle, parce que du coup, tu en as parlé plusieurs fois et je ne t’ai pas posé la question, c’était un peu de manière volontaire quand même. Comment on fait pour réécrire son passé Parce que tu as répété à plusieurs reprises, en fait, on peut réécrire, on peut faire ça.

Charles Pepin:

C’est une très bonne question et honnêtement, je ne suis pas le mieux placé pour répondre, parce que c’est des méthodes de thérapeutes. Mais je peux te dire en général l’idée. Le reparentage, par exemple, qu’on peut faire en thérapie des schémas ou ailleurs, c’est de rejouer en thérapie une scène du passé douloureuse ou traumatique en faisant intervenir dans cette scène quelqu’un de bienveillant du présent qui peut être ta femme, ton ami, ton grand père, le thérapeute et que cette intervention qui est sous condition, il faut avoir une patiente dans une situation émotionnelle particulièrement ouverte, etc. Produisent une sorte de réparation de l’enfant intérieur et une sorte de presque de faux souvenirs ou de souvenirs modifiés qui va venir dans la mémoire se mélanger à l’autre souvenir pour l’atténuer, en atténuer la charge négative. C’est un exemple d’intervention dans le passé. Autre exemple d’intervention dans le passé, C’est simplement de s’habituer à une scène très dure qu’on a vécue pour accepter qu’elle ait eu lieu et que du point de vue de l’émotion associée, cette émotion devienne supportable. Ça, c’est un des enjeux de l’EMDR par exemple, mais aussi les stoïciens parlaient déjà très bien de ça. Et puis, autre type d’intervention, c’est plus sur la règle de vie implicite, ce que j’ai évoqué tout à l’heure.

Charles Pepin:

Ça, c’est la thérapie de la cohérence avec des gens comme Pierre Cousineau ou Bruce Ecker, qui sont assez intéressants et qui te disent que l’intervention, elle ne se joue pas sur l’émotion associée aux souvenirs du passé. Elle ne se joue pas sur la scène dans laquelle on va faire intervenir quelqu’un. Elle se joue sur la règle de vie ou la conception implicite de l’existence ou de toi-même que tu en as inféré. Et dans ce cas-là, il s’agit de faire vivre aux patients, même, mais encore une fois, la vie s’en charge parfois, une expérience dans laquelle tu sens au cœur de ton émotion que ta règle de vie, celle qui te pourrit la vie, est en fait incohérente. D’ailleurs, c’est pour ça que ça s’appelle thérapie de la cohérence. Et dans ce cas-là, Ces thérapeutes proposent des expériences de juxtaposition paradoxale où en fait, dans une situation, ce que tu vis entre en contradiction totale avec la règle de vie qui te pourrit la vie. Et du coup, il y a beaucoup, beaucoup d’espoir. C’est dingue.

Charles Pepin:

Cette règle de vie, elle pourrait sauter en une ou deux fois quand tu comprends qu’elle est incohérente au cœur d’une situation. Mais bien sûr, il faut le vivre au plan émotionnel. Donc ça paraît bizarre quand je le raconte comme ça. En tout cas, moi, je suis philosophe, je ne suis pas thérapeute, Mais j’ai été passionné par ces livres que j’ai découvert, notamment Déverrouiller le cerveau émotionnel, en anglais, de Bruce Aker, Unlocking Emotional Brain. Alors, je ne sais pas si tu imagines, pour un philosophe comme moi, je ne supporte pas les métaphores mécanistes, informatiques. Déverrouiller les synapses, ça me paraît grossier, consternant, mais j’ai adoré. Je me suis surpris, ça m’a surpris. Et en fait, il raconte comment cette plasticité neuronale, cette manière dont dans la mémoire sémantique implicite des choses…

Charles Pepin:

En fait, tout ce qui a été appris peut être désappris. C’est ça le message. Et ça m’a passionné. Et je me suis dit philosophiquement, ça veut dire qu’il faut repenser le passé. Qu’en fait, le passé, ça n’est pas du passé. Mais qu’est-ce qu’il reste du passé si ça n’est pas du passé Si la règle de vie, elle reste présente dans ta mémoire sémantique implicite de manière fixe en fait, elle ne bouge pas. C’est d’ailleurs un peu ce que disait Freud de l’inconscient. Quand Freud disait l’inconscient ne connaît pas le temps, quand il disait que ce que tu as refoulé à deux ans continue à travailler 50 ans après avec une même énergie de la libido.

Charles Pepin:

C’est un peu la même idée. Et quand Proust parle d’une réminiscence qui fait qu’une odeur ou une image ou quelque chose comme ça peut soudain déclencher une réminiscence et faire revenir un passé auquel tu n’avais pas songé depuis je ne sais pas 30 ans, c’est pareil. Et donc là, la question philosophique, et c’est pour ça que j’ai fait un livre, c’est mais qu’est-ce que c’est que le passé si ça n’est pas du passé Et peut-être, on peut dire c’est un pays dans lequel on peut à nouveau voyager, c’est un texte qu’on peut réinterpréter, c’est une partition qu’on peut rejouer, C’est une matière qu’on peut retravailler, resculter. Mais attention, il y a quand même des choses qui ont eu lieu. Il y a des épisodes qu’il faut accepter. Alors, toute la dialectique, c’est quel est le rapport entre ce qui, de mon passé, doit être accepté et accueilli et ce qui, de mon passé, peut être réécrit, réinterprété. Et quel est le passé que je dois accueillir C’est déjà bien faire la paix. Et quel est le passé dans lequel je peux intervenir A ceci s’ajoute que l’horizon reste un horizon d’accueil.

Charles Pepin:

Car j’interviens pour mieux accueillir, je recompose mon passé pour mieux faire la paix avec lui. Et que dans cet horizon d’accueil, d’acceptation, car je reste le même philosophe que les trois livres d’avant, je pense quand même que c’est l’acceptation qui libère, que c’est le consentement qui ouvre une brèche. Bien, il y a aussi l’action. C’est que la meilleure façon… Ça, on n’en a pas encore parlé. Et puis, on n’a pas aussi parlé de ce qui est essentiel pour moi, c’est que le passé, c’est aussi ce qui s’est bien passé. C’est aussi les souvenirs heureux et qu’on peut à la prouste les retrouver comme un bonheur revenu, pas simplement nostalgique, comme une présence du passé. C’est un exercice qu’on pourra faire tout à l’heure, de se concentrer, de prendre le temps de faire revenir un bonheur passé.

Charles Pepin:

Mais là, je parlais d’action. C’est que, aussi, la meilleure façon de vivre avec des mauvais souvenirs, c’est de s’en faire des nouveaux, de se faire de nouveaux bons souvenirs. Pas simplement de se souvenir des belles choses, mais de se créer de nouveaux souvenirs et donc d’être dans une logique d’action. Et ça, je l’évoquais dans mon dernier livre, La rencontre, et que finalement, comme on ne peut pas effacer un souvenir, ça, c’est impossible. On ne peut pas effacer un mauvais souvenir. En revanche, on peut diluer les mauvais souvenirs dans l’infini d’une mémoire épisodique, nous permettant d’engranger de nouvelles expériences heureuses, de nous faire de nouveaux bons souvenirs. Et ça, c’est très beau. On voit beaucoup ça dans des romans, des récits, de gens qui sortent d’épisodes très traumatiques, les camps de concentration, le viol, des choses atroces.

Charles Pepin:

Et on voit qu’il y a un moment, d’abord, il faut souvent à un moment ne pas y penser, être dans un déni qui est parfois une question de survie ou un oubli volontaire, comme le dit Georges Semprain dans son chef d’œuvre, l’écriture ou la vie. Mais aussi, il y a un moment, le fait de vivre des choses, de se recréer au contact de nouvelles histoires d’amour, de sensualité, d’amitié, d’éblouissement. Ça permet, somme toute, peut-être parfois, en tout cas, il y a un vrai espoir de reléguer les souvenirs traumatiques un peu en arrière-plan de la conscience. Alors évidemment, ce n’est pas toujours facile. Il y a des traumas plus durs que d’autres. Il y a des passés qui ne passent pas et qui passent encore moins que d’autres. J’en suis bien conscient. Mais encore une fois, avec ces nouvelles thérapies, il y a quand même un espoir assez inédit qui apparaît et qui, à mon avis, doit être entendu.

Grégory:

Je te fais deux trois remarques sur ce que tu as dit. La première, c’était… Je ne sais pas si tu connais les constellations familiales, parce qu’en fait ça me fait penser à la première méthode que tu as utilisée. Moi j’ai fait ça et j’ai trouvé ça assez magique en fait, c’est assez fou parce qu’effectivement ça te recrée une mémoire, enfin tu redessines un souvenir en fait, c’est très étrange. La deuxième, tu as parlé de mémoire émotionnelle et ça m’a fait sourire parce qu’on en a parlé un petit peu hier.

Charles Pepin:

Oui, c’est parce qu’en fait, je précise pour les auditeurs, les neuroscientifiques sérieux et d’ailleurs aussi les psychanalystes freudiens ou lacaniens sont exaspérés par cette notion de cerveau émotionnel, de cerveau limbique. En fait, ce que je voulais dire par cette expression, moi je ne suis pas très compétent, je ne suis pas neuroscientifique, je suis un philosophe, mais c’est que pour que ça marche, il ne faut pas recevoir cette recomposition de son passé sur un plan simplement intellectuel. Ça ne marchera pas si je me dis oui, je me fais une fausse vision du travail. Je me fais une fausse vision de moi. Ce n’est pas intellectuel. C’est dans l’émotion qu’on peut désamorcer une règle de vie implicite. Mais comme ces gens, moi, je suis d’accord, cette expression dualiste ne marche pas. De toute façon, j’ai toujours pensé que quand je comprends, j’ai une émotion.

Charles Pepin:

Je n’ai jamais compris cette distinction entre l’intellect et l’émotionnel. Donc, je comprends leurs soupçons.

Grégory:

Depuis le début, j’ai commencé par effectivement des mémoires négatives et puis tu m’as dit attention, attention, d’abord je voudrais dire que

Charles Pepin:

il y a aussi des

Grégory:

mémoires positives, t’es revenu dessus. Comment ça se fait que le cerveau se concentre, j’ai l’impression, sur le négatif. C’est-à-dire qu’en fait, quand on pense mémoire, on a tous des bons souvenirs.

Charles Pepin:

Mais tu as raison, c’est pas que tu as raison, c’est prouvé. C’est-à-dire que les mauvais souvenirs nous marquent plus que les bons, pour une raison liée à l’évolution de l’espèce. C’est qu’au fond, on a développé la mémoire pour se souvenir des dangers et pour se souvenir des moments où on a failli mourir et pour éviter que ça se répète. Donc, le résultat de millions d’années de l’évolution, Et ça, ça marque ce qu’on appelle la mémoire sensorielle aussi, c’est la mémoire immédiate. C’est qu’on va se souvenir de ce qui est utile pour survivre. Et donc, ce qui fait très peur, on s’en souvient plus que ce qui était agréable et délicieux. Maintenant, on peut combattre un peu ça. On a des souvenirs merveilleux, mais comme on est dans le présent et qu’on est appelé par d’autres choses, par l’avenir aussi qui nous angoisse et parfois par différents types de sollicitations du présent, le pire c’est que quand on songe à ce bonheur enfoui, ce bonheur heureux du passé, on est un peu mal, on est un peu nostalgique, on se dit mince, c’était mieux avant, on se dit ça ne reviendra pas, on se dit c’est du passé.

Charles Pepin:

Et ça, on se le dit parce qu’on n’est pas suffisamment attentif. Ce que nous montre Proust, par exemple, ce que nous montre tous ceux qui savent vivre, en fait, les épicuriens, c’est que si on savait s’arrêter un peu sur le souvenir du bonheur passé, alors ça viendrait de fait balayer la nostalgie, la nostalgie douloureuse j’entends, éloigner la nostalgie douloureuse par la force du souvenir redevenu présent. On va prendre un exemple marrant. C’est un exemple de sexualité, de sensualité. On a tous eu la chance de vivre au moins quelques fois une nuit magique quoi, une nuit incroyable. Parfois c’est avec quelqu’un qui est devenu notre compagnon, notre amoureuse. Parfois, c’est avec quelqu’un qu’on n’a jamais revu. Mais je vous demande de penser à cette nuit.

Charles Pepin:

Bien, ou alors, si ça ne vous parle pas, comme exemple, à un moment incroyable, vous arrivez dans un nouveau pays, sur une plage, vous découvrez quelque chose de fabuleux. Vous êtes tellement bien. Souvent, quand on y repense, ça pince un peu parce qu’on dit qu’on n’est plus dans ce bonheur. Et en fait, on a complètement tort. Parce que si on s’arrêtait et qu’on laissait venir le souvenir en essayant de se concentrer, de faire un petit effort de remémoration, ce genre d’effort que Proust nous invite à faire dans toute la recherche, alors on retrouverait une sensation et puis une autre, on retrouverait un détail et puis un autre et on serait traversé dans son corps par la présence du passé et si on sait faire ça, c’est un peu comme une méditation du souvenir, alors le passé redevient tellement présent qu’il n’y a plus de nostalgie possible car il n’y a de nostalgie que de ce qui n’est plus. Mais si la mémoire ressuscite le passé, réveille le passé de manière précise, de manière sensuelle, de manière sensible, de manière détaillée. Alors, il n’y a plus de nostalgie. Et ça, quand j’ai écrit ce chapitre du livre, se réchauffer à la flamme des bonheurs passés, se souvenir des belles choses, ça m’a aidé.

Charles Pepin:

Je me suis dit que même moi, que j’écrivais ça, mais que j’avais ce défaut. Et je me suis mis à faire cet exercice. Ce qui est fabuleux, c’est qu’il suffit de deux minutes. Quand je dis faire un effort de rémémoration, c’est pas une heure. C’est même pas une demi-heure, c’est même pas un quart d’heure. Mais par contre, c’est deux minutes qu’on ne prend pas. Dans la vie, on ne les prend pas. Parce qu’on a un téléphone qui sonne, on a une notification, on a un rendez-vous, on a un bus à prendre.

Charles Pepin:

Et finalement, on ne prend pas deux minutes. Mais si on les prend, alors le passé revient de manière incroyablement pénétrante, incroyablement délicieuse et là on se dit qu’on a une infinité de bons souvenirs à la flamme dès qu’elle se réchauffait et qu’on ne le fait pas.

Grégory:

Est-ce que tu penses que ça peut fonctionner dans le cadre d’un deuil quand tu perds quelqu’un Ça fait penser à évidemment à un de tes meilleurs amis, en tout cas, qui est décédé il n’y a pas si longtemps. Désolé, j’ai suivi l’information en tout cas.

Charles Pepin:

Déjà, donnons lui son nom. C’est Philippe Nassif, un de mes meilleurs amis, auteur de certains très bons livres, notamment La Lutte Initiale, et qui effectivement est mort quand j’écrivais le livre. Et oui, je comprends ta question. C’est tout à fait une manière de traverser le deuil, étant entendu qu’il y a un moment du deuil où il n’y a pas de bonheur passé à retrouver parce qu’on est dans la sidération parce qu’on est dans la souffrance du deuil parce qu’on est dans la colère dans l’incompréhension voilà il y a différentes étapes comme ça du deuil Mais c’est vrai qu’il y a un moment où ce qui peut aider, c’est de se souvenir des jours heureux, mais pas pour vouloir y retourner. Parce que le problème du deuil, de manière un peu irrationnelle, on se dit je voudrais revenir à avant ce drame, avant que ce soit fini. Et ça, c’est… Évidemment, on ne peut pas lutter contre ça, mais passer ce moment-là, peut-être qu’on peut essayer de faire vivre la relation sur le plan de l’intériorité, donc de la mémoire, donc de la spiritualité, et poursuivre cette discussion, que quelque chose demeure finalement. Et c’est vrai que les bonheurs qu’on a passés avec quelqu’un, ça fait très mal quand on n’est pas capable de les revivre, de se laisser traverser par eux parce qu’on se dit que ça n’arrivera plus et que c’est du passé et c’est une souffrance atroce.

Charles Pepin:

Mais en fait, vient le moment et c’est ça le travail du deuil où on est en fait capable finalement d’insister et de passer ce moment et de retrouver dans la mémoire, dans la présence, ce bonheur passé. Et ça, c’est vrai que l’expression faire son deuil peut peut-être dire ça. Au début, je la trouvais un peu agaçante parce que voilà faire son deuil comme s’il fallait faire des courses ou faire un travail mais finalement ce que j’aime bien dans l’expression c’est que dans faire son deuil il y a faire, c’est-à-dire faire avec, faire avec ses bons souvenirs et puis aussi faire avec les mauvais. D’ailleurs, on n’est pas obligé de glorifier le défunt. On peut être lucide et avoir un sourire lucide sur ce que ça a été. De toute façon, cette question du deuil, c’est exactement la question du passé. C’est ce qui n’est plus là, mais est encore là. Et donc, comment je fais avec ce qui n’est plus là, mais est encore là.

Charles Pepin:

Et donc, comment je fais avec ce qui n’est plus là, mais est encore là

Grégory:

Il y a une citation que tu prends d’Oscar Wilde dans le livre que j’ai beaucoup aimé, que je vais lire, qui est traduite d’abord. Les gens voient des brouillards, pas parce qu’il y en a, mais parce que des peintres et des poètes leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ses effets. Je veux bien que tu nous parles de ça,

Charles Pepin:

parce que

Grégory:

c’est hyper intéressant aussi, c’est-à-dire nos imaginaires, finalement.

Charles Pepin:

Oui, C’est-à-dire aussi qu’on apprend à percevoir. On croit souvent que la perception, c’est l’immédiateté du présent. Voilà que si je trouve le brouillard beau, c’est parce qu’il est beau et parce que je le perçois au présent. Et surtout aujourd’hui, avec l’invitation à vivre le présent, à vivre l’ici et le maintenant, à faire de la méditation de pleine conscience avec le succès fou du livre d’Éric Descartes, Tolé, le pouvoir du moment présent, comme si on pouvait être simplement dans le présent. Et en fait, ce que nous montre Oscar Wilde, c’est que là où on croit être dans le présent, Il y a un passé qui nous a appris à percevoir. Et c’est vrai que l’exemple des brouillards est drôle. Il dit avant que les peintres ne soient les maîtres dans la peinture des brouillards londoniens, les gens quand ils voyaient un brouillard, ils avaient peur de tomber malade, quand ils ne trouvaient pas ça beau, ils voyaient des miasses mais ils avaient peur d’attraper un gros rhume. Et puis, des peintres comme Turner ou d’autres leur ont ouvert les yeux sur la beauté de ces brouillards.

Charles Pepin:

Et donc, c’est culturel, c’est ça que ça veut dire. C’est un propos un peu de Dandy. Et ce qui fait que quand je perçois, en fait, je retrouve le passé de ce que j’ai appris à apercevoir. Et c’est aussi la très belle phrase de Bergson, il n’y a pas de perception qui ne soit imprégnée de souvenirs. Regardez, quand on aime les huîtres avec du vin blanc et qu’on se souvient que si on trouvait ça vraiment répugnant quand on avait 11 ans, les huîtres, parfois, c’est ce qu’il y a de pire pour un enfant. Et aujourd’hui, la plupart des enfants adorent les huit. Ça prouve que même la perception du présent, elle est finalement saturée de passé et parfois pour le meilleur, parce que c’est un raffinement de la délicatesse d’apprendre à aimer des choses complexes, d’apprendre à aimer de la musique très noisy, très punk rock et de découvrir en fait qu’on a une oreille éduquée et que finalement, on aime ça. D’apprendre à aimer un vin jaune du Jura qu’au début, on trouvait très bizarre.

Charles Pepin:

C’est ce que Hume, encore lui, ce génie anglais, a appelé la délicatesse. La délicatesse, le raffinement de la délicatesse, c’est qu’on apprend à percevoir. Mais attention, par rapport au moment présent, ce que je disais tout à l’heure sur Ricard Tollet et sur la méditation, ce n’est pas parce que je critique ça que je ne reconnais pas la vertu d’un pur présent ponctuellement. Il est clair que ça fait du bien d’être dans la respiration, d’être dans le présent et pendant un certain temps, comme dans une parenthèse un peu de méditation, une parenthèse un peu enchantée, de s’arracher au poids du passé et à l’angoisse de l’avenir. D’ailleurs, c’est un appui très intéressant dans plein de thérapies, dans plein de soins médicaux, évidemment. En revanche, ce n’est pas une sagesse de vie. C’est juste un outil. La sagesse de vie, c’est de vivre avec son passé.

Charles Pepin:

La sagesse de vie, c’est d’hériter pour fonder. La sagesse de vie, c’est d’avoir de la mémoire et de se souvenir des morts et de se souvenir du passé. C’est ça, être un humain. C’est pas s’arracher à tout ça dans un pur présent, dans ce cas-là, ce sont des animaux, parce que les animaux, ils sont au présent mieux que nous. Quand je vois mon chat que tu vois là, Hermès, avec ses petites oreilles, lui, il est au présent. Il est dans un présent intense. Bien, c’est bien. On est un peu jaloux peut-être de l’animal.

Charles Pepin:

Un peu jaloux. Mais nous, on est des humains. C’est-à-dire qu’il faut peut-être faire quelque chose de beau avec ce poids de la mémoire. Et ce n’est pas parce que c’est pesant qu’on ne peut pas s’alléger. Comme le disait Nietzsche, tout ce qui est pesant doit pouvoir s’alléger.

Grégory:

Une question hautement philosophique, je pense. Est-ce qu’on peut se connaître soi-même Et derrière, il y a aussi ce fantasme qu’on a envie que l’autre nous connaisse. Mais si on ne peut pas se connaître, je ne sais pas quelle va être la réponse sur est-ce qu’on peut se connaître soi-même, mais c’est déjà tellement difficile de se connaître soi-même, comment on peut espérer que l’autre puisse nous connaître

Charles Pepin:

Alors évidemment, oui, on peut se connaître soi-même. D’ailleurs, c’est aussi l’idée de mon livre, c’est de se tourner vers son passé pour mieux se connaître et pouvoir aller de l’avant. Maintenant, attention, on ne se connaît que partiellement. Il y a bien sûr une grande partie de soi qui reste obscure à soi-même. Et c’est très bien comme ça. Il y a du mystère, il y a une épaisseur de la subjectivité qui ne se laisse pas traverser. Et c’est là que ta question est très bonne, parce que je pense qu’on a vraiment besoin des autres. On est très vite limité dans la connaissance de soi, si on est tout seul avec soi.

Charles Pepin:

Et d’ailleurs, on en revient à la question du passé. C’est qu’au fond, les souvenirs ne sont pas très objectifs. Parfois, ils sont des fictions. Parfois, il y a des faux souvenirs, comme l’a bien montré Elisabeth Lofthus. Il vaudrait mieux se dire que les souvenirs de mon passé sont des indices. Donc, des indices à déchiffrer, des indices à croiser. Et là, c’est la question. Je vais avoir besoin des autres et de donner des rendez-vous à des gens de ma famille pour avoir d’autres versions de choses que j’ai vécues, d’essayer de parler à quelqu’un et d’être aidé.

Charles Pepin:

Voilà, c’est ce que disait Hegel, bien sûr, ou Sartre, il faut passer par les autres pour revenir à soi et dans le rapport à son passé aussi. Et ça me permet de préciser un point très important, c’est que comme le principal ennemi, c’est le ressassement, comme le principal ennemi, c’est la rumination. En fait, si je ne m’intéresse pas aux autres, si je ne parle pas aux autres, même si je ne m’intéresse pas aux autres, pas simplement pour éclairer mon histoire, mais parce qu’ils ont une autre histoire et donc une autre vision du monde, il y a un très grand risque que me tournant vers mon passé, je sois un ruminant, je sombre dans le ressassement. C’est pourquoi dans mon livre, j’explique bien qu’il faut aller vers le passé et vers l’avenir, mais il faut surtout aller vers les autres pour être sûr d’avoir cet élément d’altérité, cette ouverture qui fait que je ne m’enferme pas dans mon passé. Et c’est d’ailleurs le cas de beaucoup de gens qui ont un passé très douloureux et qui pourtant ne ressassent pas. Si on prend Simone Veil qui raconte sa vie ou son expérience des camps, si on prend Georges Semprin qui dans son chef d’œuvre, l’écriture et la vie, si on pense à Marceline Loridan-Evans qui a aussi été dans les camps avec Simone Veil, on se dit c’est dingue, ces personnes ont un passé extrêmement traumatique, le plus traumatique qu’on puisse imaginer. Et pourtant, elles ressassent moins que certains qui ont juste des petits problèmes avec leur enfance. C’est bizarre.

Charles Pepin:

Et pourquoi Parce que ces gens sont tournés vers les autres, parce qu’ils veulent témoigner, ils veulent montrer ce que c’est que l’essence de l’antisémitisme pour peut-être qu’on lutte mieux contre, ils veulent montrer ce que c’est que le racisme et comment ce racisme est persiste, comment on peut le combattre. Ils veulent au fond apporter quelque chose aux autres Et c’est pour ça qu’ils ne sont même pas dans le ressassement, alors qu’on pourrait imaginer qu’on ne pourrait pas s’en sortir. Donc, j’ai l’impression que le souci de l’autre, la curiosité pour le monde de l’autre et l’amour de l’altérité, c’est un ingrédient qui permet de se tourner vers son passé sans ressasser.

Grégory:

En fait, ce que tu dis, c’est que quand tu es dans la transmission, quand tu es tourné vers les autres et que tu… Parce que J’ai cet exemple-là dans ma tête d’une personne assez proche qui, justement, qui se renferme sur elle et qui, du coup, ressasse énormément. Et à la différence de moi, où j’ai tendance à vouloir transmettre, c’est ce que je fais avec ce podcast. C’est ce que je fais. Je pense que c’est le sens principal de ma vie, comme toi, j’imagine, de transmettre, pour toi que tu donnes des cours, enfin bref, tu vois, voilà. Est-ce que ça, ça permet de moins ressasser Tu ressasses quand même, j’imagine, mais beaucoup moins

Charles Pepin:

Alors, que qu’il y ait des choses douloureuses dans le passé qui font de nous des ruminants, évidemment, partiellement, mais la transmission, oui, ça change tout. Se tourner vers les autres, mais aussi vers le monde et pas simplement se tourner vers soi. Dans la passe arrière de rugby, qui est la métaphore centrale de mon livre, les joueurs vont de l’avant en se tournant vers l’arrière. Voilà, ça veut dire qu’il y a une façon de regarder vers le passé qui permet d’aller de l’avant, mais il se tourne aussi vers les autres et ils se transmettent le ballon comme en relais, on se transmet le bâton. Alors transmission, j’ai un peu de problèmes avec le mot parce qu’il fait un peu mécanique, courroie de transmission, comme si on savait exactement ce que l’on transmet. Mais c’est quand même l’idée, j’aime bien l’idée de se tourner vers les autres, comme si la solution était plutôt là. Vous savez, parfois, tu sais, parfois, tu sais, parfois, on est en conférence, on discute et en fait, on n’a pas… Tu sais, parfois, on est en conférence, on discute et en fait, on n’a pas…

Charles Pepin:

Tu sais, parfois, on est en conférence, on discute, ou alors on a un problème existentiel. Attends, ça va gueuler. Tu sais, parfois, on est en conférence, on discute, on a un problème existentiel et on cherche, on cherche, ça ne vient pas. Parfois, il suffit de se tourner vers les autres et tout change.

Grégory:

Tu vas m’en vouloir. Donc, tu as fait cette conférence lundi et tu as répété cette phrase et je ne l’ai pas noté et je ne m’en souviens pas. Mais j’aimerais bien que tu me la répètes parce que c’était vraiment la phrase qui pour toi était essentielle.

Charles Pepin:

Je m’en souviens Fifi Antoine et je ne t’en veux pas. Pourtant, j’ai fait un comique de répétition en la faisant répéter

Grégory:

au public. C’est moi qu’on puisse dire.

Charles Pepin:

Je suis ce que mon passé a fait de moi, mais je ne suis pas simplement cela. Ça veut dire que oui, je suis héritier, mais je ne suis pas simplement cela. C’est aussi très intéressant pour penser peut-être un statut de victime. Oui, je suis victime d’une enfance douloureuse, de maltraitance, de viol, de déportation, mais je ne me réduis pas à cela. Et attention, ne pas se réduire à cela n’empêche pas d’assumer, n’empêche pas d’être… Mais attention, ne pas se réduire à cela. N’empêche pas d’être reconnu dans sa souffrance légitime. Simplement, il ne faut pas que mon passé me donne une essence et que je garde ce mouvement par lequel je ne suis pas simplement ce que mon passé a fait de moi.

Charles Pepin:

Toute l’idée, c’est mon passé a fait de moi cela et je vais transformer, je vais faire quelque chose avec ce que mon passé a fait de moi. Alors évidemment, dans certains cas extrêmement traumatiques, comme notamment des viols incestueux. J’ai lu le livre de Neige, Cineau, Tigre, triste tigre, qui parle de ça. On se dit que dans certains cas, par exemple, cette jeune fille a été abusée par son beau-père de ses 9 ans à ses 14 ans. Et là, on se dit dans des cas comme ça, il y a ce que mon passé a fait de moi. Parfois, je ne peux pas en faire quelque chose. Ça bloque parce que c’est trop traumatique. J’en suis bien conscient.

Charles Pepin:

Mais en règle générale, on peut quand même essayer de se dire voilà, mon passé a fait de moi cela et cela je vais essayer de le transformer.

Grégory:

Et alors peut-être la dernière question mais qui est essentielle qu’est ce qui se passe quand on perd la mémoire

Charles Pepin:

Quand on perd la mémoire, dans le cas d’Alzheimer, on perd la mémoire épisodique mais par exemple la mémoire procédurale demeure, on sait encore faire une omelette, on sait encore tondre son jardin, des choses comme ça. On se perd soi-même, on perd son identité. Le pire, c’est que comme on ne perd pas la mémoire complètement, on a des blocs qui reviennent, Mais donc on perd l’espèce de fil continu qui est le point commun entre ces différents souvenirs. Le sentiment d’une continuité de la subjectivité au cœur de la diversité des souvenirs. Donc au fond, on perd le sentiment de son identité. Et ça veut dire aussi qu’on perd quelque chose de crucial dans la relation aux autres, car les autres, parfois, ne me reconnaissent pas. Moi, je ne me reconnais pas vraiment. Et c’est là qu’on voit que John Locke avait raison.

Charles Pepin:

Je me souviens donc je suis et qu’on voit qu’une atteinte dans la mémoire est une atteinte identitaire.

Grégory:

Est-ce qu’il y a un conseil, je ne sais pas s’il y a un conseil d’ailleurs, que t’aimerais que les gens… Avec lequel t’aimerais que les gens repartent

Charles Pepin:

Alors un conseil, ce n’est pas le terme, parce que je n’ai pas envie de donner des conseils, ce n’est pas mon métier, mais quand même, il y a une idée que j’aime bien. C’est de prendre ces souvenirs uniquement comme des indices. C’est-à-dire non pas des choses complètement fausses, non pas des vérités objectives, surtout pas, mais des indices. Et ça veut dire quoi, du coup Ça veut dire que mon rapport à mon passé peut être celui d’un enquêteur, d’un enquêteur curieux, presque comme si c’était quelque chose comme un mystère à élucider. Et on va finir vite. C’est gênant dans ce bruit. Si tu veux, je finis mieux là-dessus. C’est-à-dire, peut-être je refais la réponse.

Charles Pepin:

À partir du moment où on comprend que nos souvenirs sont des indices… À partir du moment où je comprends que mes souvenirs sont des indices, je me dis, je peux être curieux comme un enquêteur, je vais essayer de les déchiffrer et alors je vais me tourner vers les autres, car j’ai besoin des autres pour savoir comment déchiffrer un indice, comment on interprète un texte. Et on arrive au mouvement global au fond de mon livre c’est qu’il faut se tourner vers le passé, vers l’avenir mais aussi vers les autres et le monde et c’est cette articulation des trois mouvements qui je crois en fait n’en fait qu’un et c’est ça pour moi aller de l’avant.

Grégory:

Super, merci beaucoup Charles.

Charles Pepin:

Merci à toi Grégory.

Grégory:

Ce podcast s’appelle Vlant, comme tu le sais.

Charles Pepin:

Je crois

Grégory:

que c’est le troisième épisode

Charles Pepin:

qu’on fait Ouais je

Grégory:

crois. Je voudrais savoir à quoi tu veux ouvrir ou claquer la porte

Charles Pepin:

Alors je veux claquer la porte à la rumination et ouvrir la porte à l’avenir.

Grégory:

Parfait. Merci beaucoup.

Charles Pepin:

Merci à toi.

Grégory:

Je suis Grégory Pouy, vous pouvez me retrouver sur l’intégralité des plateformes sous le nom Greg from Paris. Si vous avez des idées pour des invités, si vous avez des commentaires, n’hésitez surtout pas à m’envoyer un message. Allez, merci et à bientôt

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