#210 Comprendre les impacts de la désindustrialisation française avec Anais Voy Gillis

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GRÉGORY : On va parler d’industrie et on va parler d’industrialisation, mais surtout de désindustrialisation. Peut-être que pour commencer une question qui est relativement simple et en même temps qui est essentielle, c’est quoi l’industrie ?

ANAIS : C’est une vaste question, parce qu’en fait il y a des débats pour définir aujourd’hui ce qu’est l’industrie. L’industrie, on considère qu’en général, ce sont des procédés de transformation de la matière première dans le but de produire des produits finis, du coup. Mais il y a tout un débat sur quelle est la frontière de l’industrie aujourd’hui et notamment, c’est avant tout un enjeu statistique pour savoir quel est le réel poids de la désindustrialisation en France et le réel poids de l’industrie. Et souvent, quand on parle de l’industrie, le poids de l’industrie dans le PIB, on parle l’industrie manufacturière, mais il y en a qui plaident pour dire que l’industrie, c’est plus large avec tout ce qui est traitement des déchets, de l’eau, l’énergie, etc. Et puis, il y a aussi tout un débat sur les services qu’on pourrait intégrer dans l’industrie, puisqu’on dit que l’industrie a tendance à devenir de plus en plus servicielle. Et il y a un certain nombre de secteurs qui ne vivraient pas s’il n’y avait plus d’industrie en France. Et là, on pourrait avoir une vision très, très large. Mais la définition de l’INSEE, ce sont les procédés de transformation de la matière.

GRÉGORY : C’est ça parce que justement, je crois que dans l’imaginaire collectif, autant au 18e 19e, 20e, au début 20ᵉ, on était beaucoup dans une industrie transformative. Et puis, après la Seconde Guerre mondiale, finalement, on est allé vers plus une société de services et on a un peu délaissé, justement, on a désindustrialisé la France. On s’est dit on va produire en Chine, on va produire ailleurs, aussi parce que l’imaginaire autour de l’industrie était extrêmement polluante. C’étaient les usines, c’étaient les jobs d’ouvriers à la chaîne, etc. On s’est dit ça, on ne va pas le faire chez nous, on va le faire ailleurs et finalement, on va se concentrer sur les services. Est-ce que ça, c’est la réalité de la situation aujourd’hui en France ? Et ce qui m’intéresse, c’est de comprendre les conséquences de cette réalité.

ANAIS : Alors, ce qui est vrai, la France, elle commence à se désindustrialiser à la fin des années 70, on voit l’impact sur la baisse de l’emploi industriel et la baisse de la part de l’industrie dans le produit intérieur brut. Et c’est lié à une évolution du discours. On avait des idées qu’une économie moderne. Ça devait être une économie postindustrielle, plutôt tournée vers les services et qu’on pouvait confier le fait de faire à des pays tiers. On se rend compte aujourd’hui que c’est une erreur, non seulement parce que les pays qui sont assez innovants aujourd’hui sont ceux qui ont réussi à conserver une base industrielle assez solide. Je rappelle que la France est quand même le pays le plus désindustrialisé de la zone euro, quel que soit le périmètre qu’on regarde en termes de définition de l’industrie. Et il y a eu tout un travail, en fait, qui a été fait en amont. C’est le travail de certains sociologues, notamment de Touraine, qui vantait les mérites d’une société postindustrielle, en disant que l’industrie n’avait finalement plus sa place dans la société. Et à travers ça, à partir du moment où on s’est dit qu’une économie mature n’avait plus besoin de son industrie, on a déjà laissé l’industrie péricliter. C’est-à-dire qu’on a arrêté d’avoir des grandes stratégies industrielles. On a maintenu quelques politiques industrielles, mais finalement, plus de vision sur l’industrie qu’on devait développer en France, pourquoi on voulait une industrie, au service de quel projet de société. Et on a accompagné socialement le déclin de grandes industries qui avaient été les fleurons de l’industrie française dans les années 50 60. Ça a eu des conséquences assez terribles à la fois sur les territoires, puisque les territoires qui ont été touchés par la désindustrialisation peinent aujourd’hui à rebondir sur le plan économique. Il y a eu des conséquences sur la souveraineté dont on prend pleinement conscience avec la crise. On sait qu’un pays ne peut pas être totalement indépendant, mais il y a ce qu’on appelle les dépendances subies et les dépendances choisies. Et en termes de dépendance, il vaut mieux avoir des dépendances choisies, savoir avec qui finalement on se marie, avec qui on crée de la codépendance, que de se retrouver dans une situation où, finalement, on est un pays qui s’approvisionnent partout et perd petit à petit son rapport de force. Ça a eu aussi des conséquences en termes de formation puisqu’à partir du moment où on a dénigré l’industrie, pendant très longtemps, on a dénigré de manière générale toutes les voies manuelles, même si l’artisanat est revenu un peu plus en grâce depuis quelques années, c’étaient les voies manuelles, c’étaient des voies de garage. On pensait qu’il valait mieux envoyer les jeunes générations vers des métiers de service avec toutes les questions aujourd’hui qui se posent dans la société sur le sens du boulot. On a beaucoup de choses qu’on voit sur les bull shit jobs, etc, mais c’est aussi lié à cette trajectoire. On a montré des images de ces industries qui ferment, de quelque chose qui était très polluant. Et c’est vrai que l’industrie a été polluante. Mais aujourd’hui, on a considérablement évolué, notamment grâce à des standards sociaux environnementaux très hauts en France, même parmi les plus hauts en Europe et assurément dans le monde. On a dit qu’elle était mal payée, ce qui objectivement, n’est pas vrai. Globalement, les salaires à qualification égale sont plus élevés dans l’industrie que dans les services, que c’était quelque chose de sale, etc. Toutes les images d’Épinal qu’on pouvait avoir et qui ont été aussi alimentées à la fois par la science-fiction, à la fois par certains films comme le film Les temps modernes de Chaplin. Il y a tout ce tout ce discours qui s’est fait. La dernière chose, c’est qu’en se désindustrialisant, on a confié aussi notre responsabilité environnementale à des tiers. À la fois, on a eu le truc un peu naïf de se dire, qu’on peut très bien confier les tâches de production à des pays tiers, donc on maîtrise l’amont et l’aval, c’est là où se produit le plus de valeur et donc on restera une économie capable de financer son modèle social. Sauf qu’on se rend compte que les autres nations ont aussi des ambitions de développement, aussi l’ambition d’innover, d’avoir des stratégies, de sortir. Par exemple, si on prend la Chine, c’est un pays qui n’a pas envie d’être considéré comme le pays atelier du monde aujourd’hui, et donc qui a mis en place toute une stratégie pour assurer son indépendance alors qui est plutôt dans une logique de d’autarcie. Mais on s’est quand même bien trompé sur les ambitions des autres. On n’a pas su voir quel aurait pu être leurs ambitions industrielles ou en tout cas leurs ambitions de développement pour le pays. Et on sait aussi des responsabilités sur le plan environnemental, c’est-à-dire que beaucoup de choses qu’on consomme aujourd’hui, alors, en termes de produits semi-finis, puisque la France devient de plus en plus un pays d’assemblage, on commerce beaucoup avec l’Allemagne, l’Italie, etc. Et en termes de produits finis, notamment dans tout ce qui est bien de grande consommation, on a beaucoup de choses qui viennent de l’Asie, notamment le secteur le plus connu étant celui du textile. Mais à travers ça, on a confié la responsabilité de nos choix à des pays lointains en se disant que finalement, nos choix environnementaux, nous n’en étions plus responsables. Donc on peut se targuer, par exemple, d’avoir une économie largement décarbonée. Oui, ce qu’on fait en France est largement décarbonée, mais on importe des choses qui sont produites de manière assez calamiteuse. Et ça, on le fait sur les tables d’approvisionnement, mais on le fait aussi en termes de déchets. C’est-à-dire qu’à partir du moment où on a arrêté de produire, on a aussi à arrêter de penser des produits dans leur capacité à être éco conçus, non dans le choix des matières, dans le recyclage et donc dans la gestion de nos déchets. Et la majorité des déchets aujourd’hui sont brûlés sur le territoire national où sont envoyés dans des pays lointains et certains sont en train de crouler sous nos déchets. Et ça, on le voit en Afrique, en Asie, et tout ça, c’est aussi lié à la désindustrialisation puisqu’on n’a plus pensé l’écosystème industriel.

Description de l’épisode

Anais Voy Gillis est docteure en géographie de l’institut Français de Géopolitique, chercheuse associée au CRESAT et directrice de l’excellence opérationnelle chez June Partner.
J’ai découvert Anais sur la chaîne youtube ThinkerView et je l’ai trouvé tellement pertinente que j’ai envie de l’inviter pour discuter de ce sujet majeur: l’industrie et plus spécifiquement la déindustrialisation de la France.
Alors que le second volet du rapport du GIEC vient de sortir, que la guerre entre la Russie et l’Ukraine débute, je pense que c’est aujourd’hui le bon moment pour parler de ce sujet.
Quel est l’état de l’industrie en France? Comment s’est passé notre désindustrialisation? Quel est le rôle des dirigeants politiques? Quels sont les impacts géopolitiques? Quel est le rôle de l’Europe? Quel impact sur l’écologie? Comment faire pour changer la donne?
Autant de questions que je pose à Anais qui y répond toujours avec pertinence.

Un épisode important tant ce sujet nous semble lointain voire, pour certains, pas très sexy alors qu’en réalité, il y a des enjeux majeurs pour notre qualité de vie au quotidien dans ces questions. Je pense pouvoir vous assurer que ca sera loin d’une heure perdue et je pense que vous aurez envie d’approfondir le sujet tant il est peu ou mal traité ou tout simplement parce que, peut être, vous n’y avez pas accordé l’attention nécessaire.

Je vous souhaite une bonne écoute.

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Transcription partielle de l’épisode

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GRÉGORY : On va parler d’industrie et on va parler d’industrialisation, mais surtout de désindustrialisation. Peut-être que pour commencer une question qui est relativement simple et en même temps qui est essentielle, c’est quoi l’industrie ?

ANAIS : C’est une vaste question, parce qu’en fait il y a des débats pour définir aujourd’hui ce qu’est l’industrie. L’industrie, on considère qu’en général, ce sont des procédés de transformation de la matière première dans le but de produire des produits finis, du coup. Mais il y a tout un débat sur quelle est la frontière de l’industrie aujourd’hui et notamment, c’est avant tout un enjeu statistique pour savoir quel est le réel poids de la désindustrialisation en France et le réel poids de l’industrie. Et souvent, quand on parle de l’industrie, le poids de l’industrie dans le PIB, on parle l’industrie manufacturière, mais il y en a qui plaident pour dire que l’industrie, c’est plus large avec tout ce qui est traitement des déchets, de l’eau, l’énergie, etc. Et puis, il y a aussi tout un débat sur les services qu’on pourrait intégrer dans l’industrie, puisqu’on dit que l’industrie a tendance à devenir de plus en plus servicielle. Et il y a un certain nombre de secteurs qui ne vivraient pas s’il n’y avait plus d’industrie en France. Et là, on pourrait avoir une vision très, très large. Mais la définition de l’INSEE, ce sont les procédés de transformation de la matière.

GRÉGORY : C’est ça parce que justement, je crois que dans l’imaginaire collectif, autant au 18e 19e, 20e, au début 20ᵉ, on était beaucoup dans une industrie transformative. Et puis, après la Seconde Guerre mondiale, finalement, on est allé vers plus une société de services et on a un peu délaissé, justement, on a désindustrialisé la France. On s’est dit on va produire en Chine, on va produire ailleurs, aussi parce que l’imaginaire autour de l’industrie était extrêmement polluante. C’étaient les usines, c’étaient les jobs d’ouvriers à la chaîne, etc. On s’est dit ça, on ne va pas le faire chez nous, on va le faire ailleurs et finalement, on va se concentrer sur les services. Est-ce que ça, c’est la réalité de la situation aujourd’hui en France ? Et ce qui m’intéresse, c’est de comprendre les conséquences de cette réalité.

ANAIS : Alors, ce qui est vrai, la France, elle commence à se désindustrialiser à la fin des années 70, on voit l’impact sur la baisse de l’emploi industriel et la baisse de la part de l’industrie dans le produit intérieur brut. Et c’est lié à une évolution du discours. On avait des idées qu’une économie moderne. Ça devait être une économie postindustrielle, plutôt tournée vers les services et qu’on pouvait confier le fait de faire à des pays tiers. On se rend compte aujourd’hui que c’est une erreur, non seulement parce que les pays qui sont assez innovants aujourd’hui sont ceux qui ont réussi à conserver une base industrielle assez solide. Je rappelle que la France est quand même le pays le plus désindustrialisé de la zone euro, quel que soit le périmètre qu’on regarde en termes de définition de l’industrie. Et il y a eu tout un travail, en fait, qui a été fait en amont. C’est le travail de certains sociologues, notamment de Touraine, qui vantait les mérites d’une société postindustrielle, en disant que l’industrie n’avait finalement plus sa place dans la société. Et à travers ça, à partir du moment où on s’est dit qu’une économie mature n’avait plus besoin de son industrie, on a déjà laissé l’industrie péricliter. C’est-à-dire qu’on a arrêté d’avoir des grandes stratégies industrielles. On a maintenu quelques politiques industrielles, mais finalement, plus de vision sur l’industrie qu’on devait développer en France, pourquoi on voulait une industrie, au service de quel projet de société. Et on a accompagné socialement le déclin de grandes industries qui avaient été les fleurons de l’industrie française dans les années 50 60. Ça a eu des conséquences assez terribles à la fois sur les territoires, puisque les territoires qui ont été touchés par la désindustrialisation peinent aujourd’hui à rebondir sur le plan économique. Il y a eu des conséquences sur la souveraineté dont on prend pleinement conscience avec la crise. On sait qu’un pays ne peut pas être totalement indépendant, mais il y a ce qu’on appelle les dépendances subies et les dépendances choisies. Et en termes de dépendance, il vaut mieux avoir des dépendances choisies, savoir avec qui finalement on se marie, avec qui on crée de la codépendance, que de se retrouver dans une situation où, finalement, on est un pays qui s’approvisionnent partout et perd petit à petit son rapport de force. Ça a eu aussi des conséquences en termes de formation puisqu’à partir du moment où on a dénigré l’industrie, pendant très longtemps, on a dénigré de manière générale toutes les voies manuelles, même si l’artisanat est revenu un peu plus en grâce depuis quelques années, c’étaient les voies manuelles, c’étaient des voies de garage. On pensait qu’il valait mieux envoyer les jeunes générations vers des métiers de service avec toutes les questions aujourd’hui qui se posent dans la société sur le sens du boulot. On a beaucoup de choses qu’on voit sur les bull shit jobs, etc, mais c’est aussi lié à cette trajectoire. On a montré des images de ces industries qui ferment, de quelque chose qui était très polluant. Et c’est vrai que l’industrie a été polluante. Mais aujourd’hui, on a considérablement évolué, notamment grâce à des standards sociaux environnementaux très hauts en France, même parmi les plus hauts en Europe et assurément dans le monde. On a dit qu’elle était mal payée, ce qui objectivement, n’est pas vrai. Globalement, les salaires à qualification égale sont plus élevés dans l’industrie que dans les services, que c’était quelque chose de sale, etc. Toutes les images d’Épinal qu’on pouvait avoir et qui ont été aussi alimentées à la fois par la science-fiction, à la fois par certains films comme le film Les temps modernes de Chaplin. Il y a tout ce tout ce discours qui s’est fait. La dernière chose, c’est qu’en se désindustrialisant, on a confié aussi notre responsabilité environnementale à des tiers. À la fois, on a eu le truc un peu naïf de se dire, qu’on peut très bien confier les tâches de production à des pays tiers, donc on maîtrise l’amont et l’aval, c’est là où se produit le plus de valeur et donc on restera une économie capable de financer son modèle social. Sauf qu’on se rend compte que les autres nations ont aussi des ambitions de développement, aussi l’ambition d’innover, d’avoir des stratégies, de sortir. Par exemple, si on prend la Chine, c’est un pays qui n’a pas envie d’être considéré comme le pays atelier du monde aujourd’hui, et donc qui a mis en place toute une stratégie pour assurer son indépendance alors qui est plutôt dans une logique de d’autarcie. Mais on s’est quand même bien trompé sur les ambitions des autres. On n’a pas su voir quel aurait pu être leurs ambitions industrielles ou en tout cas leurs ambitions de développement pour le pays. Et on sait aussi des responsabilités sur le plan environnemental, c’est-à-dire que beaucoup de choses qu’on consomme aujourd’hui, alors, en termes de produits semi-finis, puisque la France devient de plus en plus un pays d’assemblage, on commerce beaucoup avec l’Allemagne, l’Italie, etc. Et en termes de produits finis, notamment dans tout ce qui est bien de grande consommation, on a beaucoup de choses qui viennent de l’Asie, notamment le secteur le plus connu étant celui du textile. Mais à travers ça, on a confié la responsabilité de nos choix à des pays lointains en se disant que finalement, nos choix environnementaux, nous n’en étions plus responsables. Donc on peut se targuer, par exemple, d’avoir une économie largement décarbonée. Oui, ce qu’on fait en France est largement décarbonée, mais on importe des choses qui sont produites de manière assez calamiteuse. Et ça, on le fait sur les tables d’approvisionnement, mais on le fait aussi en termes de déchets. C’est-à-dire qu’à partir du moment où on a arrêté de produire, on a aussi à arrêter de penser des produits dans leur capacité à être éco conçus, non dans le choix des matières, dans le recyclage et donc dans la gestion de nos déchets. Et la majorité des déchets aujourd’hui sont brûlés sur le territoire national où sont envoyés dans des pays lointains et certains sont en train de crouler sous nos déchets. Et ça, on le voit en Afrique, en Asie, et tout ça, c’est aussi lié à la désindustrialisation puisqu’on n’a plus pensé l’écosystème industriel.

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