#209 Le racisme en France et la gestion de la haine avec Rokhaya Diallo

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GRÉGORY : En parlant de comment ça va, la première question que j’ai envie de te poser, qui est importante parce que je crois qu’à moins de le vivre, on ne peut pas le savoir. Ça fait quoi d’être une femme noire militante en 2022 ?

ROKHAYA : C’est une question très importante. En fait, je pense que dans la question, ce qui est important, c’est de dire que ton expérience de la vie est nécessairement filtrée parce que tu es. Effectivement je suis une femme noire, mais je suis plein d’autres choses, c’est-à-dire que le fait que je sois une femme, le fait que je sois noire joue sur ma personne, la manière dont les gens me perçoivent, me traitent. Mais aussi, il y a mon âge, ma condition sociale, le fait que je sois française par rapport à une femme noire, ailleurs dans un autre pays. Moi, j’ai une situation administrative en France de citoyenne, ce qui n’est pas forcément le cas d’une femme noire, par exemple, qui ne serait pas française, ou une femme noire qui ne serait pas française et qui n’aurait pas de papiers, une femme noire qui serait femme de ménage, ce n’est pas mon cas, donc il y a plein de choses qui doivent jouer. Je crois que c’est important de le dire, mais je pense que dans ta question, ce qui est important de dire, c’est que oui, être une femme noire en France, engagé et journaliste, fait que souvent on est la seule. En fait, ce que j’ai beaucoup, beaucoup vécu tout au long de mes études et de ma vie professionnelle, c’est que j’ai souvent été la seule femme noire et parfois même plus la seule femme non blanche dans mon environnement professionnel. Ça a un petit peu bougé ces dernières années, mais c’est beaucoup, beaucoup ça que j’ai vécu et même aussi souvent la seule femme. Il m’est beaucoup arrivé d’être dans des environnements, notamment de débats où j’étais la seule femme à débattre, c’est quelque chose que j’ai énormément vécu. Donc, ça veut dire qu’il faut jouer des coudes pour être entendus. C’est ça que ça veut dire.

GRÉGORY : Et parce qu’effectivement, en fait, c’est marrant, on va parler de plein de trucs, mais il y a une notion dont les gens n’ont pas forcément conscience. On va parler de la race après, mais qu’est-ce qu’une minorité ? C’est marrant, on parle de minorité, mais en fait, ce sont des majorités, donc les femmes sont une majorité. Les Noirs sont une majorité, mais on parle d’une minorité, pas une majorité. S’il y a des Asiatiques qui sont plus nombreux, mais on parle de minorités, tu pourrais nous expliquer ce que c’est qu’une minorité, donc l’expérience sociale, versus la réalité physique.

ROKHAYA : Mais en fait, il y a plein de choses qu’on peut utiliser pour peut-être en parler différemment et le comprendre différemment. C’est sûr qu’à l’échelle du monde, en fait, le groupe, on va dire racial qui est minoritaire, ce sont les Blancs qui composent moins de 20% de l’humanité. Donc c’est très peu en réalité. Mais quand on parle de minorité, notamment pour les femmes, on prend vraiment le terme de minorité au sens latin du terme, c’est-à-dire qu’elles sont majoritaires sur le plan numérique, mais minoritaires dans l’exercice du pouvoir dans l’espace politique français. Et moi, j’aime bien le terme de minorés, qui est le terme qu’emploie l’historien PAP Ndiaye, notamment dans son livre La condition noire, qui date de 2008. Parce qu’en fait, quand tu parles de quelqu’un qui est minoré, tu parles d’un processus, d’une personne qui est minoré par une situation particulière. Donc, si, par exemple, je suis noire au Sénégal, qui est mon pays d’origine, je ne suis pas minoré, je ne suis pas une minorité puisque la plupart des gens sont noirs au Sénégal. En revanche, en France, je suis la même personne mais du fait que je sois une femme, que je sois noire, que je sois aussi musulmane, ma position est minorée socialement. Donc c’est plus une question de pouvoir politique, de rapports de force en termes de possibilité d’être discriminés, que de personnes et des minorités. Et je trouve que minorer, c’est intéressant, parce que vraiment, ça dit, parce fait, quand on parle de minorité, c’est comme si c’était statutaire. C’est un statut ad vitam. Alors quand on parle de minoré, on te dit que tu es à un moment précis et dans un contexte social particulier.

GRÉGORY : Ce n’est pas un groupe de personnes en particulier.

ROKHAYA : Exactement.

GRÉGORY : Et du coup, alors, la question et vous la traitez dans le livre, c’est la première question que vous traitez dans le livre, donc on va la traiter. C’est en fait le terme de race. En fait, ce terme-là il est évidemment débattu parce qu’il y a qu’une seule race d’humains, parce que la couleur ne fait pas  la race, ça ne marche pas. Ce que je lui disais tout à l’heure, mais c’est vrai que tu jongles habituellement avec ces notions, mais pour deux labradors, un noir, un blanc, ça reste un labrador et c’est un chien de la race labrador, qu’il soit blanc, qu’il soit noir, soit marron, en fait, c’est un chien, c’est un labrador, pardon. Et pour les humains, c’est pareil. C’est-à-dire que pour aucune espèce animale, finalement, la couleur, c’est la race. C’est vrai pour tout. Pourquoi on parle encore de race aujourd’hui en France, alors ?

ROKHAYA : C’est une question, évidemment très, très important, dans ce livre qui s’appelle Kif ta race que j’ai créée avec Grace Lee qui est tiré de notre podcast. On a justement joué sur ce mot race. Ce mot, il est à la fois tabou en France, mais il existe dans les textes juridiques, dans la Constitution française, il est question dans le premier article de cette notion de sans distinction de race, notamment pour prévenir les discriminations. Il a été question de retirer ce mot-là en 2018. C’était validé par l’Assemblée nationale, mais toujours pas par le Sénat. Ce terme figure toujours dans notre Constitution française. Nous, quand on parle de race et je pense que c’est aussi l’esprit de la constitution, on ne parle pas de race biologique puisque, comme tu dis, tous les êtres humains appartiennent à une seule et même race biologique, alors après il y a des groupes ethniques, mais ces groupes ethniques ne sont pas directement eux, comment dire, on ne peut pas directement les liés à des couleurs de peau. Parmi les Blancs, il y a plusieurs groupes ethniques parmi les gens qu’on considère comme blancs, parmi les Noirs, plus un groupe ethnique, etc. Et donc, la race, au sens où nous l’entendons, c’est une construction sociohistorique, c’est-à-dire que les groupes raciaux n’ont pas été construits de manière biologique, mais par un rapport historique, c’est-à-dire que du fait des conquêtes coloniales, de l’esclavage en fait, on a décidé de constituer des groupes humains, un groupe qui serait dominant, qui aurait l’autorisation du fait de son appartenance raciale, donc les Blancs, qui a été créé à ce moment-là, d’opprimer d’autres groupes, donc tous les déportés massivement, de les exposer à un génocide, je pense aux populations autochtones des Amériques ou de l’Océanie et après de les réduire à l’esclavage, les colonisés, etc. Et donc, c’est au nom de cette idéologie en fait suprémaciste qu’on a créé des races. Et donc aujourd’hui, on n’est plus dans cette situation politique, heureusement. Mais évidemment, on ne peut pas effacer 400 ans d’histoire. Donc ça a eu un impact puisque ça a complètement constitué les rapports de force géopolitiques entre les différents groupes humains. Et donc, cette question de la race existe toujours dans la manière dont nous sommes appréhendés. Moi, par exemple, je suis née française et libre, mais de parents qui sont nés colonisés. Et donc cette situation-là de mes parents n’est pas la mienne, mais elle a forcément un impact sur la manière dont je suis perçue parce qu’on ne peut pas construire un imaginaire pendant des siècles. Disons que les Noirs sont comme ça, les Asiatiques sont comme ça ou les Arabes sont comme ça, pour tout d’un coup l’effacer en quelques décennies. Donc ça a une implication qui est le racisme. Et donc nous si on parle de races, c’est évidemment pour aller au-delà, pour l’horizon en fait, et de finalement comprendre qu’on fait tous parties de la même humanité. Mais en attendant, il faut nommer les choses. Il faut nommer les choses pour les dépasser et donc nommer les races. C’est juste donner en fait un support pour identifier le racisme. Et c’est comme ça qu’on en parle. Et donc, pour nous, les races, elles existent en tant que construction sociohistorique.

Description de l’épisode

Rokhaya Diallo est une personne aux facettes multiples: journaliste, autrice, réalisatrice (dernièrement avec Bootyful), podcasteuse (Kiffe ta race), chercheuse…Mais ce qui la distingue particulièrement c’est qu’elle est militante féministe et anti-raciste.
J’ai, depuis longtemps, beaucoup de respect pour elle car je l’observe avoir un discours hyper articulé sur ces problématiques complexes, elle essaie d’expliquer comment le concept de race n’a qu’un sens en raison d’une construction socio historique, elle essaie aussi d’expliquer ce qu’est le privilège blanc tout en apportant la nuance nécessaire.
Pourtant ses propos sont quasi systématiquement caricaturés.

Je voulais traiter du burn out militant et j’ai automatiquement pensé à elle car je ne sais pas comment elle gère autant de haine en ligne.
J’ai pensé que cela serait utile pour beaucoup de personnes de comprendre comment gérer cette haine et en particulier pour les militants.
Elle m’explique entre autre que ce n’est pas elle qui est attaquée en ligne mais un personnage publique. Néanmoins comment ne pas amener cela dans sa vie quotidienne? Comment faire pour que cela ne pèse pas au quotidien?
Et évidemment, impossible de ne pas parler de racisme, de la condition des femmes dans cet épisode qui me touche tout particulièrement.
Vous vous en rendrez compte la conversation est très naturelle et fluide avec Rokhaya. Un immense plaisir.

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Transcription partielle de l’épisode

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GRÉGORY : En parlant de comment ça va, la première question que j’ai envie de te poser, qui est importante parce que je crois qu’à moins de le vivre, on ne peut pas le savoir. Ça fait quoi d’être une femme noire militante en 2022 ?

ROKHAYA : C’est une question très importante. En fait, je pense que dans la question, ce qui est important, c’est de dire que ton expérience de la vie est nécessairement filtrée parce que tu es. Effectivement je suis une femme noire, mais je suis plein d’autres choses, c’est-à-dire que le fait que je sois une femme, le fait que je sois noire joue sur ma personne, la manière dont les gens me perçoivent, me traitent. Mais aussi, il y a mon âge, ma condition sociale, le fait que je sois française par rapport à une femme noire, ailleurs dans un autre pays. Moi, j’ai une situation administrative en France de citoyenne, ce qui n’est pas forcément le cas d’une femme noire, par exemple, qui ne serait pas française, ou une femme noire qui ne serait pas française et qui n’aurait pas de papiers, une femme noire qui serait femme de ménage, ce n’est pas mon cas, donc il y a plein de choses qui doivent jouer. Je crois que c’est important de le dire, mais je pense que dans ta question, ce qui est important de dire, c’est que oui, être une femme noire en France, engagé et journaliste, fait que souvent on est la seule. En fait, ce que j’ai beaucoup, beaucoup vécu tout au long de mes études et de ma vie professionnelle, c’est que j’ai souvent été la seule femme noire et parfois même plus la seule femme non blanche dans mon environnement professionnel. Ça a un petit peu bougé ces dernières années, mais c’est beaucoup, beaucoup ça que j’ai vécu et même aussi souvent la seule femme. Il m’est beaucoup arrivé d’être dans des environnements, notamment de débats où j’étais la seule femme à débattre, c’est quelque chose que j’ai énormément vécu. Donc, ça veut dire qu’il faut jouer des coudes pour être entendus. C’est ça que ça veut dire.

GRÉGORY : Et parce qu’effectivement, en fait, c’est marrant, on va parler de plein de trucs, mais il y a une notion dont les gens n’ont pas forcément conscience. On va parler de la race après, mais qu’est-ce qu’une minorité ? C’est marrant, on parle de minorité, mais en fait, ce sont des majorités, donc les femmes sont une majorité. Les Noirs sont une majorité, mais on parle d’une minorité, pas une majorité. S’il y a des Asiatiques qui sont plus nombreux, mais on parle de minorités, tu pourrais nous expliquer ce que c’est qu’une minorité, donc l’expérience sociale, versus la réalité physique.

ROKHAYA : Mais en fait, il y a plein de choses qu’on peut utiliser pour peut-être en parler différemment et le comprendre différemment. C’est sûr qu’à l’échelle du monde, en fait, le groupe, on va dire racial qui est minoritaire, ce sont les Blancs qui composent moins de 20% de l’humanité. Donc c’est très peu en réalité. Mais quand on parle de minorité, notamment pour les femmes, on prend vraiment le terme de minorité au sens latin du terme, c’est-à-dire qu’elles sont majoritaires sur le plan numérique, mais minoritaires dans l’exercice du pouvoir dans l’espace politique français. Et moi, j’aime bien le terme de minorés, qui est le terme qu’emploie l’historien PAP Ndiaye, notamment dans son livre La condition noire, qui date de 2008. Parce qu’en fait, quand tu parles de quelqu’un qui est minoré, tu parles d’un processus, d’une personne qui est minoré par une situation particulière. Donc, si, par exemple, je suis noire au Sénégal, qui est mon pays d’origine, je ne suis pas minoré, je ne suis pas une minorité puisque la plupart des gens sont noirs au Sénégal. En revanche, en France, je suis la même personne mais du fait que je sois une femme, que je sois noire, que je sois aussi musulmane, ma position est minorée socialement. Donc c’est plus une question de pouvoir politique, de rapports de force en termes de possibilité d’être discriminés, que de personnes et des minorités. Et je trouve que minorer, c’est intéressant, parce que vraiment, ça dit, parce fait, quand on parle de minorité, c’est comme si c’était statutaire. C’est un statut ad vitam. Alors quand on parle de minoré, on te dit que tu es à un moment précis et dans un contexte social particulier.

GRÉGORY : Ce n’est pas un groupe de personnes en particulier.

ROKHAYA : Exactement.

GRÉGORY : Et du coup, alors, la question et vous la traitez dans le livre, c’est la première question que vous traitez dans le livre, donc on va la traiter. C’est en fait le terme de race. En fait, ce terme-là il est évidemment débattu parce qu’il y a qu’une seule race d’humains, parce que la couleur ne fait pas  la race, ça ne marche pas. Ce que je lui disais tout à l’heure, mais c’est vrai que tu jongles habituellement avec ces notions, mais pour deux labradors, un noir, un blanc, ça reste un labrador et c’est un chien de la race labrador, qu’il soit blanc, qu’il soit noir, soit marron, en fait, c’est un chien, c’est un labrador, pardon. Et pour les humains, c’est pareil. C’est-à-dire que pour aucune espèce animale, finalement, la couleur, c’est la race. C’est vrai pour tout. Pourquoi on parle encore de race aujourd’hui en France, alors ?

ROKHAYA : C’est une question, évidemment très, très important, dans ce livre qui s’appelle Kif ta race que j’ai créée avec Grace Lee qui est tiré de notre podcast. On a justement joué sur ce mot race. Ce mot, il est à la fois tabou en France, mais il existe dans les textes juridiques, dans la Constitution française, il est question dans le premier article de cette notion de sans distinction de race, notamment pour prévenir les discriminations. Il a été question de retirer ce mot-là en 2018. C’était validé par l’Assemblée nationale, mais toujours pas par le Sénat. Ce terme figure toujours dans notre Constitution française. Nous, quand on parle de race et je pense que c’est aussi l’esprit de la constitution, on ne parle pas de race biologique puisque, comme tu dis, tous les êtres humains appartiennent à une seule et même race biologique, alors après il y a des groupes ethniques, mais ces groupes ethniques ne sont pas directement eux, comment dire, on ne peut pas directement les liés à des couleurs de peau. Parmi les Blancs, il y a plusieurs groupes ethniques parmi les gens qu’on considère comme blancs, parmi les Noirs, plus un groupe ethnique, etc. Et donc, la race, au sens où nous l’entendons, c’est une construction sociohistorique, c’est-à-dire que les groupes raciaux n’ont pas été construits de manière biologique, mais par un rapport historique, c’est-à-dire que du fait des conquêtes coloniales, de l’esclavage en fait, on a décidé de constituer des groupes humains, un groupe qui serait dominant, qui aurait l’autorisation du fait de son appartenance raciale, donc les Blancs, qui a été créé à ce moment-là, d’opprimer d’autres groupes, donc tous les déportés massivement, de les exposer à un génocide, je pense aux populations autochtones des Amériques ou de l’Océanie et après de les réduire à l’esclavage, les colonisés, etc. Et donc, c’est au nom de cette idéologie en fait suprémaciste qu’on a créé des races. Et donc aujourd’hui, on n’est plus dans cette situation politique, heureusement. Mais évidemment, on ne peut pas effacer 400 ans d’histoire. Donc ça a eu un impact puisque ça a complètement constitué les rapports de force géopolitiques entre les différents groupes humains. Et donc, cette question de la race existe toujours dans la manière dont nous sommes appréhendés. Moi, par exemple, je suis née française et libre, mais de parents qui sont nés colonisés. Et donc cette situation-là de mes parents n’est pas la mienne, mais elle a forcément un impact sur la manière dont je suis perçue parce qu’on ne peut pas construire un imaginaire pendant des siècles. Disons que les Noirs sont comme ça, les Asiatiques sont comme ça ou les Arabes sont comme ça, pour tout d’un coup l’effacer en quelques décennies. Donc ça a une implication qui est le racisme. Et donc nous si on parle de races, c’est évidemment pour aller au-delà, pour l’horizon en fait, et de finalement comprendre qu’on fait tous parties de la même humanité. Mais en attendant, il faut nommer les choses. Il faut nommer les choses pour les dépasser et donc nommer les races. C’est juste donner en fait un support pour identifier le racisme. Et c’est comme ça qu’on en parle. Et donc, pour nous, les races, elles existent en tant que construction sociohistorique.

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