#207 Comprendre la tension autour de la laïcité avec Patrick Weil

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GRÉGORY : Est ce que pour débuter, tu peux nous raconter l’histoire du chevalier de la Barre ? Ça va nous permettre de mieux comprendre, je pense, la position de l’Église à une période donnée.

PATRICK : Oui et puis ça permet de comprendre l’attachement et peut être même la tension qui existe sur la question de la liberté d’expression, de la liberté de critiquer la religion. Parce que l’opinion sur ce sujet des Français s’est faite après ce qu’on a appelé l’affaire du chevalier de la Barre. Alors, une nuit d’hiver de tempête sur une ville du nord de la France, Abbeville, un crucifix tombe sur le pont et les autorités de la ville et l’évêque appelle la population aux témoignages pour dénoncer ceux qui auraient outragé le Christ et auraient fait tomber ce crucifix. Personne n’a rien vu, on trouve des témoins du fait que quelques jeunes, à la suite d’une soirée bien arrosée, avaient vomi et peut être plus dans un cimetière devant une croix, et certains ne se seraient pas découverts devant une procession. On lance une réquisition contre ces quatre jeunes. Trois s’enfuient et il y en a un, de 19 ans, le chevalier de la Barre qui dit moi, je n’ai rien fait et qui se présente devant la justice. Il va être condamné à mort et avant de mourir, il est condamné à la torture. On lui brise un à un les os, pour le faire avouer quelque chose qu’il ne peut pas avouer puisqu’il n’a rien fait. Ensuite on lui coupe la tête, et avant de mettre son corps sur le bûcher on lui met sur le corps et on lui fait tenir sur le corps avec une épée, le Dictionnaire philosophique de Voltaire et après on organise le bûcher. Voltaire, quelques semaines plus tard prend la plume pour dénoncer cette horrible assassinat ordonné par le roi qui avait refusé l’amnistie, qui avait même été demandée par l’évêque. Au moment de la Révolution française, dès la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il est proclamé la liberté d’opinion, y compris religieuse, et dès 1791, dans le Code pénal, le délit de blasphème est supprimé et en 1807, le grand juriste de la révolution qui s’appelle Merlin de Douai, qui écrit le Dictionnaire de jurisprudence, aux termes blasphème dit la France entière tremble encore du martyre imposé au chevalier de la Barre. En fait, la France a basculé après qu’ait été raconté dans tous les coins du pays cette horrible torture et décapitation imposée à ce jeune de 19 ans pour quelque chose qu’il n’avait pas fait. Et c’est de là que nous vient cet attachement à la liberté sans contrôle de l’État, sans contrôle du juge de critiquer la religion. Ça vient de la même source que la laïcité, puisque ça vient d’une séparation d’avec le religieux. Mais à partir de la même source, la liberté d’opinion s’organise tout à fait différemment parce que c’est le droit à l’irrespect alors qu’on verra tout à l’heure que quand on parle de la laïcité, c’est l’organisation du respect de toutes les options spirituelles. La liberté d’opinion, c’est justement l’inverse. La liberté de caricaturer, c’est la liberté d’être irrespectueux. Et ça, c’est presque consubstantiel à cause de cette histoire à la liberté des Français, proclamée par les principes de la Révolution française.

GRÉGORY : Et ça, ça me fait penser à Charlie Hebdo, c’est-à-dire cette capacité qu’ils ont pris de critiquer…

PATRICK : … Voilà toutes les autorités, toutes les autorités, y compris religieuses, mais aussi militaires, politiques, etc. Et dans les dernières années, il y a eu une limitation de cette liberté quand elle devient, quand elle entraîne des paroles racistes, antisémites, ou s’attaque même aux croyants en tant que personne. Mais le principe même, il nous vient de là, c’est-à-dire la liberté de l’irrespect.

GRÉGORY : Pour rentrer dans la conversation. Une des choses qui m’a choqué, finalement, c’est la place de l’Église et la réaction de l’Église à la loi de 1905 qui était la première loi, si je ne me trompe pas trop, de séparation de l’Église et de l’État. Est-ce que tu peux nous raconter cette réaction ? Donc, d’abord, je pense que le chevalier de la Barre ça nous montre bien à quel point il y avait une mainmise de la religion en France de manière générale. Et puis en France, comme on critique ce qui peut se passer ailleurs. Du coup, on se rend compte qu’en France, on faisait aussi la même chose il y a quelques années quand même, mais malgré tout, ça arrivait. Mais ce qui est intéressant, c’est aussi de voir comment l’Église a réagi quand on a voulu séparer l’État de la religion. D’ailleurs, pourquoi on a voulu les séparer et ensuite sa réaction.

PATRICK : Alors, ce qui est intéressant, et ça, c’est un point commun avec l’histoire qu’on vient de raconter, c’était que l’Église était mêlée à l’État puisque le délit de blasphème, c’était un délit pénal et c’étaient des juges non religieux qui faisaient, qui infligeaient la peine et je dirais la requête en grâce, elle a été faite auprès du roi, pas auprès de l’évêque. Donc en fait, il y avait un mélange en permanence du religieux et du politique. Donc déjà, en matière d’opinion, il y avait eu cette séparation qui avait été faite au moment de la révolution, mais elle n’avait pas été faite du point de vue de l’organisation du culte. Napoléon avait même signé un accord international avec le Vatican, un concordat qui faisait que les citoyens français, les contribuables, payaient les salaires des curés, des évêques, des archevêques, des cardinaux, l’entretien des églises. Et puis, on avait ensuite été étendu cet accord de façon interne aux protestants de France, au culte protestant et au culte israélite. Donc, c’est ce qu’on appelait les cultes reconnus. Les évêques étaient nommés par le Vatican sur proposition du gouvernement français. Donc, il y avait un mélange de la religion et de la politique. Mais après la défaite de l’Empire 1870/1871 et quand la France se cherche un régime, il y a eu une hésitation entre le retour à la monarchie et la réinstallation de la République. L’Église se mêle des affaires politiques des Français et appelle à soutenir la monarchie au moment de l’affaire Dreyfus, l’Église se mêle encore de cette affaire en soutenant la condamnation de Dreyfus, l’Église se mêle des élections en appelant depuis les églises et les fidèles à voter contre les candidats républicains. Donc, il y a une demande, je dirais de la masse, une masse des citoyens français de la séparation. Que l’Église s’occupe des affaires religieuses et qu’elle ne se mêle pas des affaires politiques. Déjà, il y a l’institution d’une école publique laïque qui va être séparée de l’école religieuse. Mais la loi de séparation des cultes, elle va être préparée d’abord par des députés autour d’une commission dont le rapporteur est Aristide Briand, qui va travailler pendant deux ans. C’est une commission qui fait un travail remarquable. Il y a une division dans la commission. Il y a 17 voix pour la séparation, 16 contre, mais les 17 travaillent avec les 16 pour que si la séparation advenait, les 16 qui sont plutôt catholiques, voient leur foi préservée et libre dans le cadre de leur nouveau régime. Ce qui va provoquer la séparation, c’est un incident diplomatique. Le président de la République française se rend à Rome à l’invitation du roi d’Italie. Le pape ne reconnaît pas l’autorité du roi d’Italie sur la ville de Rome, et a interdit à tous les chefs d’État et de gouvernement catholiques de se rendre à Rome.

Description de l’épisode

Patrick Weil est historien, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du droit des immigrés. C’est aussi le fondateur de Bibliothèques sans frontière, association pour laquelle j’avais reçu Augustin Trapenard.
Patrick est l’auteur de très nombreux essais et dernièrement “de la laicité en France” paru chez Grasset.
La laïcité est une question brulante en France et nous avons vu beaucoup de débats animés depuis longtemps en France en particulier contre les musulmans: le voile, le burkini, les repas sans porc à l’école etc…
Mais l’assassinat de Samuel Paty a vraiment donné envie à Patrick Weil d’approfondir le sujet et de sortir ce petit livre court pour enfin expliquer ce qu’est la loi de 1905.
L’émission de Zone Interdite sur Roubaix et les menaces de mort sur la présentatrice Ophélie Meunier m’ont donné envie de publier cet épisode plus rapidement que prévu.

Avec Patrick nous repartons du lien entre l’état français et l’église catholique pour comprendre pourquoi et comment nous en sommes arrivés à une loi pour promulguer et cadrer la laïcité en France.
Et partant de cela nous expliquons simplement ce qu’est la loi et comment elle doit s’appliquer.
Beaucoup d’ignorance, beaucoup d’incompréhension entoure ce concept qui a été parfaitement défini il y a un peu plus de 100 ans.
Un épisode important je crois pour calmer les esprits et enfin parler en connaissance de cause.

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Transcription partielle de l’épisode

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GRÉGORY : Est ce que pour débuter, tu peux nous raconter l’histoire du chevalier de la Barre ? Ça va nous permettre de mieux comprendre, je pense, la position de l’Église à une période donnée.

PATRICK : Oui et puis ça permet de comprendre l’attachement et peut être même la tension qui existe sur la question de la liberté d’expression, de la liberté de critiquer la religion. Parce que l’opinion sur ce sujet des Français s’est faite après ce qu’on a appelé l’affaire du chevalier de la Barre. Alors, une nuit d’hiver de tempête sur une ville du nord de la France, Abbeville, un crucifix tombe sur le pont et les autorités de la ville et l’évêque appelle la population aux témoignages pour dénoncer ceux qui auraient outragé le Christ et auraient fait tomber ce crucifix. Personne n’a rien vu, on trouve des témoins du fait que quelques jeunes, à la suite d’une soirée bien arrosée, avaient vomi et peut être plus dans un cimetière devant une croix, et certains ne se seraient pas découverts devant une procession. On lance une réquisition contre ces quatre jeunes. Trois s’enfuient et il y en a un, de 19 ans, le chevalier de la Barre qui dit moi, je n’ai rien fait et qui se présente devant la justice. Il va être condamné à mort et avant de mourir, il est condamné à la torture. On lui brise un à un les os, pour le faire avouer quelque chose qu’il ne peut pas avouer puisqu’il n’a rien fait. Ensuite on lui coupe la tête, et avant de mettre son corps sur le bûcher on lui met sur le corps et on lui fait tenir sur le corps avec une épée, le Dictionnaire philosophique de Voltaire et après on organise le bûcher. Voltaire, quelques semaines plus tard prend la plume pour dénoncer cette horrible assassinat ordonné par le roi qui avait refusé l’amnistie, qui avait même été demandée par l’évêque. Au moment de la Révolution française, dès la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il est proclamé la liberté d’opinion, y compris religieuse, et dès 1791, dans le Code pénal, le délit de blasphème est supprimé et en 1807, le grand juriste de la révolution qui s’appelle Merlin de Douai, qui écrit le Dictionnaire de jurisprudence, aux termes blasphème dit la France entière tremble encore du martyre imposé au chevalier de la Barre. En fait, la France a basculé après qu’ait été raconté dans tous les coins du pays cette horrible torture et décapitation imposée à ce jeune de 19 ans pour quelque chose qu’il n’avait pas fait. Et c’est de là que nous vient cet attachement à la liberté sans contrôle de l’État, sans contrôle du juge de critiquer la religion. Ça vient de la même source que la laïcité, puisque ça vient d’une séparation d’avec le religieux. Mais à partir de la même source, la liberté d’opinion s’organise tout à fait différemment parce que c’est le droit à l’irrespect alors qu’on verra tout à l’heure que quand on parle de la laïcité, c’est l’organisation du respect de toutes les options spirituelles. La liberté d’opinion, c’est justement l’inverse. La liberté de caricaturer, c’est la liberté d’être irrespectueux. Et ça, c’est presque consubstantiel à cause de cette histoire à la liberté des Français, proclamée par les principes de la Révolution française.

GRÉGORY : Et ça, ça me fait penser à Charlie Hebdo, c’est-à-dire cette capacité qu’ils ont pris de critiquer…

PATRICK : … Voilà toutes les autorités, toutes les autorités, y compris religieuses, mais aussi militaires, politiques, etc. Et dans les dernières années, il y a eu une limitation de cette liberté quand elle devient, quand elle entraîne des paroles racistes, antisémites, ou s’attaque même aux croyants en tant que personne. Mais le principe même, il nous vient de là, c’est-à-dire la liberté de l’irrespect.

GRÉGORY : Pour rentrer dans la conversation. Une des choses qui m’a choqué, finalement, c’est la place de l’Église et la réaction de l’Église à la loi de 1905 qui était la première loi, si je ne me trompe pas trop, de séparation de l’Église et de l’État. Est-ce que tu peux nous raconter cette réaction ? Donc, d’abord, je pense que le chevalier de la Barre ça nous montre bien à quel point il y avait une mainmise de la religion en France de manière générale. Et puis en France, comme on critique ce qui peut se passer ailleurs. Du coup, on se rend compte qu’en France, on faisait aussi la même chose il y a quelques années quand même, mais malgré tout, ça arrivait. Mais ce qui est intéressant, c’est aussi de voir comment l’Église a réagi quand on a voulu séparer l’État de la religion. D’ailleurs, pourquoi on a voulu les séparer et ensuite sa réaction.

PATRICK : Alors, ce qui est intéressant, et ça, c’est un point commun avec l’histoire qu’on vient de raconter, c’était que l’Église était mêlée à l’État puisque le délit de blasphème, c’était un délit pénal et c’étaient des juges non religieux qui faisaient, qui infligeaient la peine et je dirais la requête en grâce, elle a été faite auprès du roi, pas auprès de l’évêque. Donc en fait, il y avait un mélange en permanence du religieux et du politique. Donc déjà, en matière d’opinion, il y avait eu cette séparation qui avait été faite au moment de la révolution, mais elle n’avait pas été faite du point de vue de l’organisation du culte. Napoléon avait même signé un accord international avec le Vatican, un concordat qui faisait que les citoyens français, les contribuables, payaient les salaires des curés, des évêques, des archevêques, des cardinaux, l’entretien des églises. Et puis, on avait ensuite été étendu cet accord de façon interne aux protestants de France, au culte protestant et au culte israélite. Donc, c’est ce qu’on appelait les cultes reconnus. Les évêques étaient nommés par le Vatican sur proposition du gouvernement français. Donc, il y avait un mélange de la religion et de la politique. Mais après la défaite de l’Empire 1870/1871 et quand la France se cherche un régime, il y a eu une hésitation entre le retour à la monarchie et la réinstallation de la République. L’Église se mêle des affaires politiques des Français et appelle à soutenir la monarchie au moment de l’affaire Dreyfus, l’Église se mêle encore de cette affaire en soutenant la condamnation de Dreyfus, l’Église se mêle des élections en appelant depuis les églises et les fidèles à voter contre les candidats républicains. Donc, il y a une demande, je dirais de la masse, une masse des citoyens français de la séparation. Que l’Église s’occupe des affaires religieuses et qu’elle ne se mêle pas des affaires politiques. Déjà, il y a l’institution d’une école publique laïque qui va être séparée de l’école religieuse. Mais la loi de séparation des cultes, elle va être préparée d’abord par des députés autour d’une commission dont le rapporteur est Aristide Briand, qui va travailler pendant deux ans. C’est une commission qui fait un travail remarquable. Il y a une division dans la commission. Il y a 17 voix pour la séparation, 16 contre, mais les 17 travaillent avec les 16 pour que si la séparation advenait, les 16 qui sont plutôt catholiques, voient leur foi préservée et libre dans le cadre de leur nouveau régime. Ce qui va provoquer la séparation, c’est un incident diplomatique. Le président de la République française se rend à Rome à l’invitation du roi d’Italie. Le pape ne reconnaît pas l’autorité du roi d’Italie sur la ville de Rome, et a interdit à tous les chefs d’État et de gouvernement catholiques de se rendre à Rome.

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