#138 L’accouchement et la vie ordinaire avec Adèle Van Reeth

VLAN! Podcast
VLAN! Podcast
#138 L’accouchement et la vie ordinaire avec Adèle Van Reeth
Loading
/

GRÉGORY : Tu as écrit un bouquin sur la vie ordinaire et en fait la première remarque que je me suis fait en le lisant, j’ai pris beaucoup de plaisir à le lire d’abord, mais surtout, j’ai trouvé ça “heureux”. Quand j’ai écouté des interviews que tu avais données sur le bouquin dans d’autres médias, je me rendais compte que la vision était très différente d’une personne à l’autre parce qu’il y a des gens qui trouvaient ça très dur en réalité. Pourquoi tu as écrit un bouquin sur la vie ordinaire ? Et ensuite avoir ton avis sur cette dichotomie des avis sur ce sujet.

ADÈLE : J’ai été fasciné de voir que chaque retour que j’avais, ça semblait être un retour d’un lecteur qui avait lu un livre différent. C’est comme s’il y avait autant de livres que de lecteurs, est vraiment de manière très surprenante, même si je sais que le livre est protéiforme et donc prêt à la multiplicité des interprétations et des lectures, j’avoue qu’à ce point-là, c’était assez fou et je suis contente de t’entendre redire que pour toi, c’est un livre heureux parce que je crois que ça l’est. Alors pourquoi est-ce qu’on a insisté sur le côté plus douloureux ? Déjà parce que je crois que la lecture peut être éprouvante pour certains, et ça, je l’entends et je le conçois et je l’assume parce que ça peut bousculer, on y reviendra peut-être. Mais aussi parce qu’il me semble que, de même qu’il est plus facile d’écrire sur le drame que sur le bonheur, il est plus facile d’insister sur le côté problématique plus que sur le côté “tout va bien”. Un problème, on a des choses à dire, l’absence de problèmes, on croit qu’il n’y a rien à en dire. Donc, c’est peut-être pour ça qu’on ne parle pas de la dimension heureuse. Je pense même que c’est presque le mouvement principal du texte au fond, s’il n’y avait pas ce bonheur-là premier, le problème lui-même, que je nomme de la vie ordinaire, ne se poserait pas et même la trajectoire de l’écriture serait très différente, c’est sûr.

GRÉGORY : C’est étonnant, parce que c’est un bouquin de philosophie. Souvent, tu sais, on a tendance à imaginer que les bouquins de philosophie, c’est rébarbatif, c’est compliqué, etc. Là, ce qui est génial, comme c’est écrit sous la forme quasiment d’un roman ou d’une forme de narration, qu’on pourrait considérer comme autobiographique, qui ne l’est pas nécessairement, mais en tout cas qui s’en approche un petit peu. Du coup, c’est très fluide et très facile à lire. Il y a un élément dont tu parles beaucoup, qui est ta grossesse ou en tout cas la grossesse de la narratrice. Ce qui est étonnant, c’est que c’est un sujet qui est très peu abordé par les philosophes. Est-ce que tu peux m’expliquer pourquoi ?

Speaker 200:02:26

J’aimerais bien savoir pourquoi, mais il m’importait de le dire et de le poser sous forme de question. Ce n’est pas un livre qui défend une thèse argumentée, c’est vraiment un livre qui soulève des questions et peut être des questionnements chez le lecteur. Cette question-là, quand elle s’est formulée à moi, elle m’a paru absolument dingue de me dire qu’après des années et des années d’études de philosophie, je me rendais compte que l’expérience que j’étais en train de faire, puisque ça m’est arrivé, qui est l’expérience de la grossesse, ne figurait pas dans les textes de philosophie que je connaissais. Peut-être que ça existe et que je ne les connais pas. Ça fait 20 ans que je lis des textes de philosophie, mais je conçois tout à fait que je suis loin d’avoir tout lu, il y a plein de choses qui existent, que je ne connais pas et je serais ravi qu’on me les indique. Aristote parle de l’accouchement et des règles, je crois à un moment, il y a des petites évocations comme ça. Mais on ne peut pas dire que la grossesse tient une place centrale dans l’histoire de la philosophie. Alors pourquoi ? L’explication la plus simple, ce serait de dire que l’histoire de la philosophie, jusqu’à il y a très peu de temps, a été faite par des hommes. Les hommes, par définition, ne font pas l’expérience de la grossesse. Ce à quoi on peut répondre, certes, mais on peut aussi parler des choses qu’on ne vit pas à soi-même. Je veux dire ces hommes-là, pour certains, ont été marié, pour certains ont eu des enfants, donc ils savent très bien ce que c’est que la grossesse. Donc pourquoi est-ce qu’il y a ce silence ? Est-ce que c’est parce que c’est indigne pour la réflexion philosophique ? Est-ce que c’est parce qu’on n’arrive pas à le penser ? Est-ce que c’est parce que, finalement, l’expérience même de la grossesse est quelque chose qui nous détourne de l’activité de la philosophie ? Ça, c’est une hypothèse que moi, je pense. Pourquoi les femmes philosophes, celles qui ont fait l’expérience de la grossesse, ont elles choisi de ne pas en parler ? Je ne crois pas que ce soit un choix délibéré. C’est même plutôt étrange d’en parler en fait quand on y pense, pourquoi moi est ce que je parle de ma grossesse, alors qu’on se dit que c’est quelque chose de privé et d’intime. Je crois que moi, formulée comme ça, la question m’intéresse parce que je crois sincèrement que pour pratiquer la philosophie, pour réfléchir, pour tout ce qui relève du travail et de l’esprit, on a besoin de se détourner de ce qu’on peut appeler la vie ordinaire. La vie ordinaire, le rythme qu’elle impose, les contraintes qu’elle impose, les joies aussi, mais c’est quelque chose qui devient un obstacle pour la pensée et donc les rares moments où les femmes philosophes ont pu s’isoler pour écrire, elles n’allaient pas écrire sur ce qui les empêchait d’écrire. Vous voyez, c’est assez clair en fait, c’est assez simple quand on le dit comme ça. Moi, ça a été presque un effort de me dire maintenant, je vais écrire là-dessus à partir de ce que j’ai vécu. C’est pour ça que je dis “je” et c’est pour ça qu’il y a une narration pour conjurer le côté philo qui aurait pu être un peu un peu pesant, mais aussi parce que je voulais partir d’une expérience intime et qui est cette intimité-là avec le lecteur. À aucun moment, je pense que j’ai raison, où encore une fois, je ne vais pas affirmer quelque chose, mais j’aimerais que le lecteur s’identifie, homme comme femme d’ailleurs, à ce que la narratrice est en train de vivre pour l’emmener vivre cette expérience-là. Parce qu’ensuite, il me suivra mieux pour réfléchir à partir de cette expérience-là. C’est ça le stratagème que j’ai mis au point.

La suite a écouté sur VLAN !

Description de l’épisode

Adèle Van Reeth est une philosophe, animatrice des chemins de la philosophie tous les jours sur France Culture et elle est également autrice. Son dernier livre «la vie ordinaire» paru chez Gallimard est une narration particulièrement agréable à lire et qui nous renvoie à des questionnements profonds sur ce qu’est le quotidien, l’ordinaire et l’extraordinaire.

En particulier, j’ai trouvé intéressant qu’elle aborde sa grossesse qui est un évenement qu’à minima la moitié de la population, moi y compris, ne peut pas faire évidemment, qui est ordinaire quand on le pense dans sa globalité et qui pourtant est également totalement extraordinaire pour chaque personne qui l’expérimente.

J’ai donc décidé d’aborder ce sujet plus particulièrement avec elle car en tant qu’homme cela me questionne sincèrement.

C’est un sujet qui a été très peu abordé en philosophie (sous sa forme incarnée, dans le corps, le physique) pour la simple raison que l‘histoire de la philosophie a très majoritairement été écrite par des hommes Et par conséquent je trouvais intéressant de nous concentrer sur ce sujet avec Adèle bien sur.

Vous aimerez aussi ces épisodes

Transcription partielle de l’épisode

VLAN! Podcast
VLAN! Podcast
#138 L’accouchement et la vie ordinaire avec Adèle Van Reeth
Loading
/

GRÉGORY : Tu as écrit un bouquin sur la vie ordinaire et en fait la première remarque que je me suis fait en le lisant, j’ai pris beaucoup de plaisir à le lire d’abord, mais surtout, j’ai trouvé ça “heureux”. Quand j’ai écouté des interviews que tu avais données sur le bouquin dans d’autres médias, je me rendais compte que la vision était très différente d’une personne à l’autre parce qu’il y a des gens qui trouvaient ça très dur en réalité. Pourquoi tu as écrit un bouquin sur la vie ordinaire ? Et ensuite avoir ton avis sur cette dichotomie des avis sur ce sujet.

ADÈLE : J’ai été fasciné de voir que chaque retour que j’avais, ça semblait être un retour d’un lecteur qui avait lu un livre différent. C’est comme s’il y avait autant de livres que de lecteurs, est vraiment de manière très surprenante, même si je sais que le livre est protéiforme et donc prêt à la multiplicité des interprétations et des lectures, j’avoue qu’à ce point-là, c’était assez fou et je suis contente de t’entendre redire que pour toi, c’est un livre heureux parce que je crois que ça l’est. Alors pourquoi est-ce qu’on a insisté sur le côté plus douloureux ? Déjà parce que je crois que la lecture peut être éprouvante pour certains, et ça, je l’entends et je le conçois et je l’assume parce que ça peut bousculer, on y reviendra peut-être. Mais aussi parce qu’il me semble que, de même qu’il est plus facile d’écrire sur le drame que sur le bonheur, il est plus facile d’insister sur le côté problématique plus que sur le côté “tout va bien”. Un problème, on a des choses à dire, l’absence de problèmes, on croit qu’il n’y a rien à en dire. Donc, c’est peut-être pour ça qu’on ne parle pas de la dimension heureuse. Je pense même que c’est presque le mouvement principal du texte au fond, s’il n’y avait pas ce bonheur-là premier, le problème lui-même, que je nomme de la vie ordinaire, ne se poserait pas et même la trajectoire de l’écriture serait très différente, c’est sûr.

GRÉGORY : C’est étonnant, parce que c’est un bouquin de philosophie. Souvent, tu sais, on a tendance à imaginer que les bouquins de philosophie, c’est rébarbatif, c’est compliqué, etc. Là, ce qui est génial, comme c’est écrit sous la forme quasiment d’un roman ou d’une forme de narration, qu’on pourrait considérer comme autobiographique, qui ne l’est pas nécessairement, mais en tout cas qui s’en approche un petit peu. Du coup, c’est très fluide et très facile à lire. Il y a un élément dont tu parles beaucoup, qui est ta grossesse ou en tout cas la grossesse de la narratrice. Ce qui est étonnant, c’est que c’est un sujet qui est très peu abordé par les philosophes. Est-ce que tu peux m’expliquer pourquoi ?

Speaker 200:02:26

J’aimerais bien savoir pourquoi, mais il m’importait de le dire et de le poser sous forme de question. Ce n’est pas un livre qui défend une thèse argumentée, c’est vraiment un livre qui soulève des questions et peut être des questionnements chez le lecteur. Cette question-là, quand elle s’est formulée à moi, elle m’a paru absolument dingue de me dire qu’après des années et des années d’études de philosophie, je me rendais compte que l’expérience que j’étais en train de faire, puisque ça m’est arrivé, qui est l’expérience de la grossesse, ne figurait pas dans les textes de philosophie que je connaissais. Peut-être que ça existe et que je ne les connais pas. Ça fait 20 ans que je lis des textes de philosophie, mais je conçois tout à fait que je suis loin d’avoir tout lu, il y a plein de choses qui existent, que je ne connais pas et je serais ravi qu’on me les indique. Aristote parle de l’accouchement et des règles, je crois à un moment, il y a des petites évocations comme ça. Mais on ne peut pas dire que la grossesse tient une place centrale dans l’histoire de la philosophie. Alors pourquoi ? L’explication la plus simple, ce serait de dire que l’histoire de la philosophie, jusqu’à il y a très peu de temps, a été faite par des hommes. Les hommes, par définition, ne font pas l’expérience de la grossesse. Ce à quoi on peut répondre, certes, mais on peut aussi parler des choses qu’on ne vit pas à soi-même. Je veux dire ces hommes-là, pour certains, ont été marié, pour certains ont eu des enfants, donc ils savent très bien ce que c’est que la grossesse. Donc pourquoi est-ce qu’il y a ce silence ? Est-ce que c’est parce que c’est indigne pour la réflexion philosophique ? Est-ce que c’est parce qu’on n’arrive pas à le penser ? Est-ce que c’est parce que, finalement, l’expérience même de la grossesse est quelque chose qui nous détourne de l’activité de la philosophie ? Ça, c’est une hypothèse que moi, je pense. Pourquoi les femmes philosophes, celles qui ont fait l’expérience de la grossesse, ont elles choisi de ne pas en parler ? Je ne crois pas que ce soit un choix délibéré. C’est même plutôt étrange d’en parler en fait quand on y pense, pourquoi moi est ce que je parle de ma grossesse, alors qu’on se dit que c’est quelque chose de privé et d’intime. Je crois que moi, formulée comme ça, la question m’intéresse parce que je crois sincèrement que pour pratiquer la philosophie, pour réfléchir, pour tout ce qui relève du travail et de l’esprit, on a besoin de se détourner de ce qu’on peut appeler la vie ordinaire. La vie ordinaire, le rythme qu’elle impose, les contraintes qu’elle impose, les joies aussi, mais c’est quelque chose qui devient un obstacle pour la pensée et donc les rares moments où les femmes philosophes ont pu s’isoler pour écrire, elles n’allaient pas écrire sur ce qui les empêchait d’écrire. Vous voyez, c’est assez clair en fait, c’est assez simple quand on le dit comme ça. Moi, ça a été presque un effort de me dire maintenant, je vais écrire là-dessus à partir de ce que j’ai vécu. C’est pour ça que je dis “je” et c’est pour ça qu’il y a une narration pour conjurer le côté philo qui aurait pu être un peu un peu pesant, mais aussi parce que je voulais partir d’une expérience intime et qui est cette intimité-là avec le lecteur. À aucun moment, je pense que j’ai raison, où encore une fois, je ne vais pas affirmer quelque chose, mais j’aimerais que le lecteur s’identifie, homme comme femme d’ailleurs, à ce que la narratrice est en train de vivre pour l’emmener vivre cette expérience-là. Parce qu’ensuite, il me suivra mieux pour réfléchir à partir de cette expérience-là. C’est ça le stratagème que j’ai mis au point.

La suite a écouté sur VLAN !

Menu